La Vérité du Christianisme accessible à tous

Article mis en ligne spécialement le jour de la saint Michel Archange

Abrégé de la doctrine chrétienne par M. l’abbé de La Hogue (1830)

Docteur et professeur de Sorbonne

Il existe un Dieu qui a créé le ciel et la terre par sa toute-puissance, qui gouverne le monde par sa sagesse, et qui, par sa justice, rendra à chacun selon ses œuvres.

Ce Dieu, éternel et tout-puissant, est infini dans ses perfections, indépendant, immuable, présent partout ; il connaît tout, jusqu’aux plus secrètes pensées de nos cœurs.

Dieu, en créant l’homme, l’a formé de deux substances : l’une matérielle, par laquelle il ressemble aux animaux ; l’autre, spirituelle, qui, par ses facultés l’élève beaucoup au-dessus d’eux, et le rend l’image de son créateur.

L’homme, par cette substance spirituelle, est capable de connaître Dieu, de l’aimer, de l’adorer, de le servir, et, par ce moyen, d’obtenir une récompense qui puisse satisfaire le désir et le sentiment que l’âme a de son immortalité, et, par conséquent, d’une autre vie.

Ces premières vérités, que la raison nous enseigne, ont été confirmées par la révélation, c’est-à-dire par le témoignage exprès que Dieu leur a rendu, d’abord en parlant lui-même aux patriarches avant la loi écrite ; ensuite par Moïse et les prophètes de l’ancienne loi ; enfin par Jésus-Christ son fils.

La révélation contient beaucoup d’autres vérités auxquelles la raison la plus saine et la plus éclairée ne pourrait jamais atteindre, et que nous appelons des mystères. Elle nous apprend aussi les moyens que Dieu, dans sa miséricorde, a choisis, et qu’il a offerts à l’homme coupable, afin qu’il pût rentrer en grâce, éviter les peines éternelles, et acquérir un bonheur sans fin, qui est la vue et la possession de Dieu même.

Ce Dieu, créateur du ciel et de la terre, et auteur de la révélation, existe en trois personnes distinctes, savoir : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ces trois personnes sont égales en toutes choses : l’une n’est ni plus ancienne ni plus puissante que l’autre : elles sont de toute éternité. La seconde personne, qui est le Fils, s’est fait homme, en prenant un corps et une âme semblables aux nôtres dans le sein de la bienheureuse vierge Marie, où il a été conçu par l’opération du Saint-Esprit.

Ce Dieu fait homme, huit jours après sa naissance, fut nommé Jésus, c’est-à-dire Sauveur, parce qu’il venait délivrer les hommes de l’esclavage du péché et des peines de l’enfer.

Jésus-Christ, Dieu et homme tout ensemble, a paru sur la terre semblable aux enfants des hommes par la nature humaine qu’il avait prise. Après avoir passé plus de trente ans dans l’obscurité d’une vie privée, qui n’a pas été moins méritoire pour nous que le temps où il a opéré des prodiges, il a commencé à remplir son ministère public de sauveur des hommes, en prêchant sa doctrine et la confirmant par des miracles, en donnant l’exemple de toutes les vertus, en instituant des sacrements pour nous sanctifier, en mourant sur une croix pour la rédemption de tous les hommes, et en établissant son Église, pour durer jusqu’à la consommation des siècles.

Le troisième jour, après avoir été mis dans le tombeau, Jésus-Christ en est sorti glorieux, par sa vertu toute puissante ; et, quarante jours après sa résurrection, il s’est élevé par cette même vertu dans le ciel, en présence de ses apôtres et d’un grand nombre de disciples.

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Le chien et le serpent

Un Indien était sorti de sa cabane pour chasser. Un énorme serpent s’y glissa pendant son absence, et alla droit à un berceau où dormait un enfant nouveau-né. Il l’aurait infailliblement dévoré, si un gros chien qui rôdait dans la cour n’eût entendu du bruit. C’était le berceau de l’enfant que le serpent avait fait tomber. Le fidèle surveillant accourt : il aperçoit le monstre, il s’élance sur lui, et après un combat opiniâtre, il l’étrangle. Il avait encore la gueule tout dégoûtante de sang, lorsqu’il entendit son maître qui revenait de la chasse. Il court au devant de lui avec empressement, et, par des démonstrations de joie plus vives qu’à l’ordinaire, il semble lui dire qu’il vient de lui rendre un important service. Cet homme, inquiet de lui voir la gueule ainsi ensanglantée, trouve, en rentrant dans sa cabane, le berceau de son fils renversé. Rapprochant rapidement ces deux objets dans son esprit, il en conclut sur-le-champ que son chien a dévoré cet enfant ; et, dans la fureur subite qui le transporte, il décharge sur lui son fusil, et le tue. Après cette expédition il s’avance vers le berceau de son fils ; et quelle surprise pour lui, lorsque l’ayant retourné, il aperçoit dessous son cher fils qui dort tranquillement ! Il reconnaît alors son injustice. Mais il se la reprocha bien plus vivement encore, lorsqu’à quelques pas du berceau il découvrit le cadavre sanglant du serpent que son chien avait étranglé. À ce spectacle, il comprit que son malheureux chien, bien loin d’avoir ôté la vie à son fils, la lui avait conservée ; et il ne peut s’empêcher de donner quelques larmes à sa mort.

1) Cet exemple nous apprend à ne pas nous presser de juger sur les apparences ; tous les jours on y est trompé. Il faut prendre le temps d’examiner les choses ; et la plupart du temps l’examen fait connaître qu’on aurait porté un jugement faux. Combien de jugements de cette espèce, fruits d’une indiscrète précipitation, ont eu les suites les plus tragiques !

2) Cet exemple nous apprend également à réprimer les premiers mouvements de la colère. Il n’est point de violence dont elle ne rende capable. Quels repentirs amers, mais trop tardifs, ne se prépare-t-on pas en s’abandonnant aux transports de cette aveugle passion !

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Les oranges

Ariste avait un fils unique qu’il aimait tendrement et que les plus heureuses qualités rendaient digne de toute son affection. Cependant ce jeune homme lui causait depuis quelques jours une vive inquiétude, par la liaison qu’il avait imprudemment formée avec des jeunes gens dont la sagesse était plus que suspecte. Ce bon père l’avertit plusieurs fois du péril auquel il s’exposait : il lui représenta combien il était facile à son âge, et avec son peu d’expérience, de se laisser séduire ; et il l’exhorta fortement à rompre un commerce qui pouvait avoir des suites funestes. Eugène (c’était le nom du jeune homme) s’efforça de dissiper les craintes de son père ; il lui assura que les leçons de vertu qu’il avait reçues de lui étaient trop bien gravées dans son cœur, pour que les discours ou même les exemples de ses nouveaux amis pussent les lui faire oublier :
« J’ose même espérer, ajouta-t-il, que, bien loin d’être perverti par eux, je les convertirai moi-même : je l’essaierai du moins. »

Ariste voyait avec peine la téméraire confiance de son fils. Cependant, ne voulant pas user de l’autorité paternelle pour lui interdire cette dangereuse société, il imagina un moyen ingénieux de lui faire sentir combien son espérance était mal fondée.

Il remplit une boîte de très belles oranges, parmi lesquelles il en mit, à dessein, une qui était un peu gâtée ; ensuite ayant fait venir Eugène :
« Mon fils, lui dit-il, je vais vous faire un présent dont j’espère que vous me saurez gré. Je connais votre goût pour les oranges, en voilà de fort belles que je vous donne, pour en faire un tel usage que vous voudrez. »

Le jeune homme, bien reconnaissant d’un si agréable cadeau, s’empresse d’ouvrir la boîte. Il admire la beauté des oranges, il les contemple avec une vive satisfaction. Mais en les examinant de près, il en aperçoit une qui n’est pas aussi saine que les autres.
« Mon père, dit-il aussitôt, voilà une orange qui commence à se gâter ; il ne faut pas la laisser avec les autres.
– Pourquoi, mon fils ? répondit Ariste. Elle n’a qu’une petite tache qui disparaîtra bientôt.
– Ah ! Mon père, reprit Eugène, cette tache ne fera qu’augmenter : c’est un commencement de corruption, qui se communiquerait à toutes les autres oranges, si je n’y mettais ordre.
– Il ne faut rien déranger, dit Ariste ; mais soyez sans inquiétude, je vous réponds de vos oranges. Ne voyez-vous pas qu’une seule étant malade, toutes les autres, qui sont saines, la guériront infailliblement ?
– Ah ! Mon père, répliqua Eugène tout triste, je n’espère point cette guérison, et je tiens toutes mes oranges perdues, si vous ne me permettez de séquestrer celle-là.
– Eh bien ! Mon fils, reprit le père, je veux vous convaincre que ma conjecture est plus juste que la vôtre. Laissez vos oranges renfermées dans leurs boites et confiez-les-moi pendant huit jours : au bout de ce temps nous les visiterons ensemble, et vous verrez avec joie qu’elles seront toutes dans le meilleur état du monde. »

Eugène se soumit avec respect à la volonté de son père ; mais il se retira très-persuadé qu’il ne devait plus compter sur ses oranges.

Les huit jours lui parurent bien longs ; et à peine étaient-ils expirés, qu’il vola au cabinet de son père, pour assister à l’ouverture de la boîte qui renfermait son trésor. Ariste l’ouvre aussitôt. Mais quel triste spectacle ! Ces oranges, qui flattaient si agréablement la vue et l’odorat, ne sont plus qu’un amas de pourriture.
« Je vous l’avais bien dit, mon père, s’écrie Eugène en laissant échapper quelques larmes de dépit. Si vous aviez voulu m’en croire, mes pauvres oranges ne seraient pas dans l’état où je les vois.
– J’avoue, mon fils, répondit Ariste, que j’ai été trompé dans mon attente. Vous aviez raison de me représenter que la mauvaise orange infecterait toutes les bonnes, et que toutes les bonnes n’amélioreraient pas la mauvaise. Mais raisonnons un peu d’après cette expérience. Si une seule orange tachée a gâté toutes les autres qui étaient parfaitement saines, comment pouvez-vous espérer que plusieurs jeunes gens débauchés ne corrompront pas un jeune homme vertueux ? Et si plusieurs oranges saines n’ont pu corriger le vice naissant d’une seule, comment vous flattez-vous qu’un seul jeune homme sage réformera une société de libertins ? »

Eugène sentit la justesse de ce raisonnement. Il comprit que c’était à cette conclusion que son père avait voulu l’amener. Il le remercia d’une si utile leçon, qui le dédommageait avantageusement de la perte de ses oranges ; et il lui promit d’en profiter, en rompant sans retour avec ses nouveaux amis.

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Le capucin et l’officier

Dans une compagnie où se trouvait un Père capucin, survint un officier, homme brave, sachant bien son métier, mais qui passait pour avoir peu de religion. Le capucin se leva aussitôt pour se retirer. L’officier l’arrêta :
« Pourquoi fuyez-vous, mon Père ? lui dit-il ; est-ce que je vous fais peur ? Restez, je vous prie, et ne craignez rien. Je sais que mes pareils s’amusent quelquefois aux dépens des vôtres ; mais je n’approuve point ce procédé. Je trouve qu’il y a de la lâcheté à insulter des gens qui ne peuvent pas nous répondre sur le même ton, comme il y en aurait à tirer l’épée contre un homme sans armes. Ainsi, mon Père, n’appréhendez de ma part aucun mauvais propos. Bien loin de vouloir vous chagriner, je vous plains très sincèrement, car je ne connais point d’état plus dur que le vôtre. »

Là-dessus il se mit à faire le détail de tout ce qu’il trouvait d’incommode et de pénible dans le régime des capucins ; la nudité des pieds, la grossièreté et la rudesse de l’habillement, la mauvaise nourriture, qu’il faut encore mendier de porte en porte, etc.
Quand il eut tout dit :
« Monsieur, répondit le Père, je suis très flatté de l’intérêt que vous voulez bien prendre à ma situation, et je vous en remercie très affectueusement. Mais permettez-moi de vous dire que je ne suis pas si à plaindre que vous le pensez : j’ose même ajouter que vous êtes vous-même beaucoup plus à plaindre que moi. Cette proposition vous surprend ; peut-être même vous paraît-elle absurde ; il est cependant très facile de la prouver. Et d’abord ne trouvez-vous pas votre état bien rude, lorsque au premier signal de la guerre il faut vous arracher du sein de la famille chérie, sans savoir si vous la reverrez jamais ? Ensuite, pendant le cours de la guerre, vous paraît-il bien doux et bien agréable de camper quelquefois au milieu des neiges sous une simple toile, de faire des marches et des contre-marches continuelles, souvent par des chemins affreux ; d’essuyer tantôt un froid excessif, tantôt une chaleur accablante ; de passer les nuits entières à la belle étoile, quelque temps qu’il fasse ? Mais ce ne sont là que des bagatelles. Lorsque pendant un siège vous êtes commandé pour la tranchée ou pour l’assaut ; lorsque dans un jour de bataille vous êtes chargé d’attaquer l’ennemi ou de garder un poste exposé à tout le feu de son artillerie, sans qu’il vous soit permis de faire aucun mouvement ; en un mot, lorsque les balles, les boulets, les bombes, les grenades sifflent à vos oreilles, éclatent à vos côtés, renversent tout ce qui vous entoure, et vous menacent à chaque instant du même sort, sans parler des baïonnettes, des sabres, des épées que vous voyez briller devant vous, et qu’il faut affronter ; n’êtes-vous pas plus à plaindre que le plus misérable capucin ? Ce capucin, quelque rude que soit son régime, du moins ne risque point sa vie ; il ne risque pas même d’être blessé ou estropié. Et combien d’officiers reviennent dans leurs foyers, couverts de blessures, quelquefois même privés d’une partie de leurs membres !
– Et comptez-vous pour rien, reprit vivement l’officier, la gloire que l’on acquiert en s’exposant à tant de dangers pour son prince et pour sa patrie ? C’est le désir et l’espérance de cette gloire qui nous soutiennent, et qui nous font braver mille morts.
– Je m’attendais à cette réponse, répliqua le capucin, mais je la tourne contre vous ; car, en menant une vie bien plus dure que la nôtre, vous ne vous proposez pour récompense de vos travaux, de vos dangers, de vos blessures, qu’une gloire temporelle ; au lieu que, si le capucin se fait violence et se mortifie, c’est pour s’en assurer une éternelle. Donc, sous ce second rapport, vous êtes encore plus à plaindre que lui. »

Toute la compagnie convint que le raisonnement du Père était juste ; et l’officier n’y répondant pas d’une satisfaisante, on changea de discours. Combien de gens sur la terre à qui il en coûte plus. Je ne dis pas pour faire une fortune brillante, mais pour gagner du pain, qu’il ne leur en coûterait pour gagner le ciel ! Combien seraient de grands saints, s’ils faisaient pour plaire à Dieu et pour leur salut ce qu’ils font pour plaire au monde et pour leur bien-être temporel !

Que cet homme se condamne, pour expier ses péchés, au régime austère, à l’abstinence vigoureuse, aux privations de toute espèce, dont il a porté le joug pendant dix ans pour rétablir sa santé, et je le mettrai au rang des plus saints anachorètes.

Que cette jeune femme donne tous les jours à la prière, à la méditation des vérités saintes, à la lecture des livres de piété, autant de temps qu’elle en a donné jusqu’ici au soin de sa parure ; qu’elle s’impose des mortifications qui équivalent seulement à l’ennui, à la gêne, à la contrainte, au martyre d’une toilette complète ; et je la regarderai comme une personne d’une haute vertu.

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L’avare

Il y avait dans une certaine ville un fameux avare qui donnait tous les jours au public les scènes les plus révoltantes. Il avait été marié, et sa femme, qui détestait l’avarice, avait eu soin de bien monter la garde-robe de son cher époux. Elle mourut sans lui avoir donné d’enfants. Dès quelle eut les yeux fermés, ce misérable se livra sans contrainte à sa passion. Il voulut d’abord se défaire de tous ses habits et de tous ses meubles : mais, comme on ne lui en offrit pas assez au gré de sa cupidité, il prit le parti de serrer tout bien soigneusement, en attendant l’occasion d’une vente plus avantageuse ; et il se promit bien de ne s’en point servir, de peur d’en diminuer la valeur. En effet, on le voyait parcourir la ville avec une souquenille sale et déchirée, des bas troués, des souliers percés, un vieux feutre jadis noir, une perruque qu’un cheval lui arracha un jour de dessus la tête, la prenant pour du foin ; tandis qu’il avait chez lui et souliers, et chapeaux, et perruques, et habits à choisir. La rigueur de la saison ne changeait rien à son costume : aussi essuyait-il souvent des rhumes affreux. Mais ne croyez pas qu’il y apportât quelque remède : il aimait mieux tousser jour et nuit à se déchirer la poitrine, que d’acheter la moindre chose pour se soulager. On le voyait quelquefois tout gelé : il se réchauffait au soleil, ou bien en montant et descendant l’escalier du galetas où il s’était confiné ; et il épargnait ainsi son bois. Pour épargner pareillement son linge, il n’en portait jamais quoique ses armoires en fussent pleines. Il était maigre, sec, hâve à faire peur, parce qu’il se laissait mourir de faim. Il couchait toutes les nuits sur la paille, pour ménager un très bon lit et de très beaux draps qu’il avait. Il ne s’asseyait jamais sur ses chaises de peur de les user. La vie misérable qu’il menait lui avait causé des plaies et des ulcères dont il était fort incommodé ; mais il n’avait garde d’y remédier ; il lui en aurait coûté de l’argent.

Voilà sans doute, mes enfants, une conduite bien absurde et bien ridicule. Cependant tel qui la condamne va être convaincu de l’imiter. Vous dites que cet homme est bien fou de préférer ses habits et ses meubles à son corps. Et vous, l’êtes-vous moins de préférer votre corps à votre âme ? Où plutôt ne l’êtes-vous pas infiniment davantage , puisque l’âme est infiniment plus par rapport au corps, que le corps par rapport à tout ce qui sert à le vêtir et à l’entretenir ?

Vous vous récriez contre ma supposition, et vous prétendez aimer beaucoup plus votre âme que votre corps.

1) Lorsque votre corps est attaqué de quelque maladie, ou qu’il a reçu quelque blessure, ou qu’il éprouve seulement quelque incommodité, vous avez recours aussitôt au médecin, au chirurgien ; vous faites des remèdes ; vous vous assujettissez à un régime ; vous vous privez des choses qui vous flattent le plus ; vous vous soumettez à celles dont vous avez le plus horreur. En usez-vous ainsi à l’égard de votre âme ? Recourez-vous au médecin, au chirurgien spirituel, dès que votre âme est blessée par le péché, dès qu’une passion déréglée l’a fait tomber dans une maladie grave ? Hélas ! Ne laissez-vous pas vieillir et s’envenimer ses plaies sans y mettre aucun appareil ? Ne languit-elle pas pendant des années entières dans les maladies les plus dangereuses, sans que vous songiez à y apporter remède ! Ne négligez-vous pas toutes les précautions qui seraient nécessaires pour la conserver en santé, ou pour la garantir de rechutes après la guérison ? Donc vous aimez plus votre corps que votre âme.

2) Vous avez bien soin de nourrir votre corps ; vous ne voulez pas qu’il souffre de la faim ni de la soif ; souvent même vous vous affranchissez des lois de l’abstinence et du jeûne, de peur qu’il ne perde quelque chose de son embonpoint ; et vous ne vous inquiétez point de l’état où votre âme est réduite par le défaut de nourriture spirituelle. Privée de la parole de Dieu et du pain eucharistique, qui la soutiendraient et lui donneraient des forces, elle tombe en défaillance, et vous n’en avez aucune pitié. Donc vous aimez plus votre corps que votre âme.

3) Vous êtes très attentifs à fournir à votre corps des vêtements commodes et élégants : vous, en particulier, jeunes personnes du sexe, quelle étude ne faites-vous pas de tout ce qui peut contribuer à parer ce corps dont vous êtes idolâtre ! Quelles dépenses, quels soins pour relever ses grâces et cacher ses défauts, pour le décorer de tout l’attirail de la vanité, de tous les colifichets (futilités) à la mode ! Combien la tête seule ne coûte-t-elle pas d’embarras, de peines, de tourments, pour varier sans cesse et la matière et la forme des ornements dont on la surcharge ! Êtes-vous aussi soigneuses de parer votre âme, de conserver sans tache cette robe d’innocence dont elle a été revêtue sur les fonts sacrés, et d’y ajouter les ornements de l’humilité, de la modestie, de la charité, de la piété, en un mot de toutes les vertus chrétiennes ? Non sans doute. Donc vous aimez plus votre corps que votre âme.

4) Si pour goûter un plaisir criminel il devrait vous en coûter la vie corporelle, ou seulement l’amputation d’un de vos membres, vous ne voudriez pas faire un tel sacrifice ; et vous sacrifiez la vie votre âme ! Donc vous aimez plus votre corps que votre âme.

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Aristhène, ou le faible vengé

Un philosophe, nommé Aristhène, passant tranquillement, dans la grande rue de Thèbes en Béotie, se sentit frappé d’un coup de pierre. Il se retourna aussitôt, et alla droit à celui qui lui avait lancé la pierre : mais voyant que c’était un jeune artisan vigoureux et résolu, il tira de sa poche une petite pièce d’argent, et la lui donna, en disant :
« Excusez, mon ami, si je ne vous donne que cela pour le service que vous venez de me rendre ; si j’étais plus riche, je vous récompenserais mieux ; mais, ajouta-t-il, voilà un monsieur qui marche devant nous : si vous lui rendiez le même service, il n’y a pas de doute qu’il ne vous payât comme il faut, et pour lui et pour moi. »

Ce monsieur, au reste, c’était le roi lui-même, c’était le fameux Epaminondas, le plus grand guerrier, le plus habile capitaine de toute la Grèce. Il se rendait de son pied au palais, accompagné seulement de deux officiers généraux, et précédé de six hallebardiers. Notre jeune Béotien, attiré par l’appât du gain, se laissa persuader. Il ramasse une pierre, court vers Je monsieur, et, quand il fut à portée, il lui lança la pierre dans le dos, et resta là, attendant sa récompense. Il la reçut. Deux hallebardiers se détachèrent, et, après quelques coups de hallebarde qu’ils lui déchargèrent sur les épaules, ils le conduisirent aux prisons royales. Notre philosophe ne manqua pas de se trouver sur le passage. Quand le jeune homme le vit :
« Ah ! perfide, lui cria-t-il, vous m’avez trompé ; voyez la belle récompense qu’on me donne.
– Tu l’as telle que tu l’as méritée, répliqua le philosophe. C’est toi, insolent, qui t’es trompé, en croyant que tu pouvais insulter impunément les passants, et jeter la pierre à d’honnêtes gens qui ne te disaient rien, et qui ne t’avaient jamais fait aucun mal. Ne te l’avais-je pas dit que ce monsieur te payerait pour lui et pour moi ? »

Le jeune homme, avouant sa faute, voulait prier le philosophe d’intercéder pour lui auprès du roi ; mais on ne lui en donna pas le temps : on le traîna aux prisons, où il subit le dernier supplice. Il y a ici trois choses à observer :

1) La ruse du philosophe. Le Chrétien faible et opprimé n’a pas besoin de l’employer : la chose est réglée. Tout le mal qu’on lui fait est fait à son Roi. Tout ce qu’il lui reste à faire, c’est de prendre patience, de se réjouir de la récompense qui lui est promise, et de prier pour celui qui la maltraite, afin que, par un sincère repentir une juste réparation, il détourne de dessus sa tête les sévères châtiments que le Roi de l’éternité lui prépare.

2) La bêtise du Béotien. Vous vous regardez sans doute comme bien plus sage que lui, et vous vous flattez que vous n’auriez jamais donné dans le panneau où il donna : je le crois. Je crois bien que vous ne voudriez pas faire à un grand, à un homme en place et capable de se venger, ce que vous faites tous les jours aux petits et à ceux dont vous ne craignez rien, mais vous êtes plus fou que ce stupide Béotien, puisque vous savez bien que tout le mal, toute l’injustice, toute la peine, tout le chagrin que vous faites au moindre de ces petits, vous le faites au Roi du Ciel, puisqu’il a déclaré qu’il se le tenait comme fait à lui-même.

3) La rigueur du supplice. Si la punition vous paraît exorbitante, songez qu’une offense légère, si elle est faite à un roi, devient énorme, et mérite le plus sévère châtiment. Craignez donc d’offenser le moindre de vos frères, puisque ce serait offenser le Roi même du Ciel, qui a, pour vous punir, des cachots de feu, et d’un feu éternel. Au contraire, empressez-vous de donner à vos frères tous les secours dont vous serez capable, de leur faire tous les plaisirs que vous pourrez ; parce que tout le bien que vous leur ferez, le Roi du Ciel a déclaré qu’il se le tiendrait comme fait à lui-même : et c’est sur ce pied-là qu’il le récompensera d’une félicité et d’une gloire éternelle.

Oh ! Que cette vérité doit nous inspirer de douceur, de patience, d’égard, de condescendance et de charité envers notre prochain !

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Le microscope

Le cardinal de Sfrondrate, auteur célèbre de l’ordre de saint Benoît, rapporte un fait comique arrivé à la mort d’un Jésuite allemand. Ce Jésuite, nommé le père Tanner, homme également pieux et savant, allait de Prague à Inspruck, pour prendre l’air natal, et tâcher de rétablir sa santé. Le voyage acheva de le déranger, et il mourut en route, dans un bourg ou village qu’on ne nomme point. La justice du lieu se rendit aussitôt dans la maison ou il était mort. En faisant l’inventaire de son bagage, on y trouva une petite boîte, que sa structure extraordinaire fit d’abord regarder comme mystérieuse et suspecte ; car elle étoit noire et composée de bois et de verre. Mais on fut bien plus surpris, lorsque le premier qui regarda dans la boîte par le verre d’en haut, s’écria tout effaré et en reculant de quatre pas : « Abrenuntio tibi , Satana » (Je renonce à toi, Satan). Autant en dirent tous ceux qui regardèrent après lui. Effectivement ils virent dans cette boîte un animal vivant, noir, énorme, épouvantable, avec des cornes menaçantes et d’une longueur prodigieuse. On était saisi d’effroi, et on ne savait que penser d’un monstre si horrible, lorsqu’un jeune homme, qui ne faisait que d’achever son cours de philosophie, fit observer à l’assemblée que la bête qui était dans la boîte était beaucoup plus grosse que la boîte elle-même ; que dans le cas présent, le contenu était plus grand que le contenant, ce qui était contraire à tout principe de physique, et ne pouvait, ajouta-t-il, se faire naturellement : d’où il concluait que l’animal de la boîte n’était pas un animal matériel, et que ce devait être un esprit sous la forme d’un animal. Tout le monde applaudit à cette remarque, et il n’y en eut aucun qui ne fut persuadé que c’était le diable en personne qui était dans la boîte. Pour celui qui avait cette boîte et la portait avec lui, on en concluait, avec la même évidence, qu’il ne pouvait l’avoir qu’à mauvaise fin, et ne pouvait être qu’un sorcier et un magicien. Le bruit de cet événement diabolique ne tarda pas à se répandre. Tout le bourg accourut à la maison. Chacun voulut regarder dans la boîte, et tous se disaient les uns aux autres avec frayeur et étonnement : « Aujourd’hui nous avons vu le diable. »

Tandis qu’on montrait la boîte au peuple, pour satisfaire sa curiosité, le juge, de son côté, instrumentait. Il condamna le mort à être privé de la sépulture ecclésiastique, et laissa un ordre au curé de faire un exorcisme de l’église, pour faire sortir le démon de la boîte et le chasser hors de tout le pays. La sentence du juge ne s’étendait pas plus loin ; mais les politiques du village poussaient leurs réflexions bien au-delà. La magie du père Tanner devait, selon eux, être regardée commune à tous ses confrères, et une sentence de proscription générale, aurait dû les renfermer tous, suivant cet oracle de Virgile : « Crimine ab uno disce omnes » (Par le crime d’un seul connaissez-les tous).

Dans le temps que tout le monde était occupé de cette merveille, ou plutôt de ce scandale, que chacun en raisonnait à sa façon, et que les esprits étaient dans une agitation et une fermentation inexprimables, voilà qu’un philosophe prussien passa par ce village. On ne manque pas de le régaler de la nouvelle du jour : mais quand il entendit parler d’un Jésuite sorcier et d’un diable enfermé dans une boîte, il se moqua et de la nouvelle et des nouvellistes. Cependant les notables de l’endroit étant venus le saluer, ils le prièrent instamment de venir voir lui-même de ses yeux les faits étonnants qu’il ne pouvait croire sur leur rapport. Il ne put se dispenser de céder à leurs instances : mais quand on lui montra la boîte magique, il jeta un grand éclat de rire. « Est-il possible, s’écria-t-il, que dans ce pays-ci on ne connaisse pas encore la nouvelle invention du microscope ? C’est un microscope, vous dis-je, c’est un microscope. »

Mais on ne savait ce qu’il voulait dire ; le terme était aussi inconnu que la chose ; il commençait même à devenir suspect à plusieurs, et on l’eut pris lui-même pour un sorcier s’il ne se fût pressé de détruire le charme et de dissiper le prestige. Il prit donc la boîte, et en ôta le couvercle, dans lequel la lentille était enchâssée, et, ayant renversé la boîte, on en vit sortir un petit cerf-volant qui se promena sur la table. Le philosophe expliqua ensuite ce mystère d’optique, qu’il mit à la portée des spectateurs. Alors une nouvelle admiration succéda à la première, et l’animal sur la table parut aussi risible qu’il avait paru épouvantable dans la boîte. Alors les soupçons se dissipèrent : le juge déchira sa sentence, la mémoire du père fut rétablie, et chacun en riant s’en retourna dans sa maison. Il se trouva pourtant là une sorte d’honnêtes gens qui publièrent partout l’aventure du père Tanner, ne parlant que de la boîte et de la sentence du juge, sans faire mention ni du philosophe ni du microscope.

Cette histoire, toute ridicule qu’elle est, nous fournit une instruction bien sérieuse, qui devrait nous corriger sur trois défauts.

1) Sur notre précipitation à juger mal d’autrui. Nous ne voyons les défauts des autres que dans un microscope qui grossit étonnamment les objets. Ce microscope est notre cœur, et la lentille notre propre malignité. Qu’est-ce que tous ces crimes, ces horreurs, ces monstres que nous voyons dans le prochain ? C’est un chef-volant dans le microscope. Ôtez la lentille ; et il ne restera tout au plus que quelque ridicule, digne de compassion et d’indulgence.

2) Sur notre facilité à croire le mal qu’on dit d’autrui. Soyez bien persuadé que ceux qui disent du mal d’autrui, n’en parlent que d’après le microscope. S’ils parlent de ce qu’ils ont vu, ils ont vu dans le microscope. S’ils parlent d’après les autres, c’est microscope sur microscope. Plus un fait est répété par plusieurs bouches, plus il est dénaturé et augmenté, plus les microscopes sont multipliés. Ôtez toutes ces lentilles, que trouverez- vous ? Un cerf-volant dans le microscope.

3) Sur notre démangeaison à rapporter le mal que nous savons d’autrui. Ne soyez pas d’assez mauvaise foi pour parler de l’animal monstrueux dans la boîte, sans parler du microscope, ou, si vous ne vouez pas parler du second, ne parlez donc pas du premier, qui n’en vaut pas la peine, et laissez-le pour ce qu’il est, un cerf-volant dans le microscope. Hélas ! Qu’il y a encore de pays, de villes et de maisons où l’on ne connaît pas l’invention et l’illusion du microscope !

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Marianne ou l’orpheline parvenue

Un gentilhomme, nommé Rodolphe, étant resté veuf et sans enfants, et se voyant sur le retour de l’âge, se retira dans une de ses terres, pour s’y adonner aux bonnes œuvres, et n’y penser qu’à son salut. Il avait coutume, à une certaine heure du jour, de se rendre à la porte du château, avec des domestiques qui portaient de la soupe, de la viande, du pain et de l’argent, et lui-même distribuait l’aumône aux pauvres qui se présentaient. Parmi ceux-là était une jeune fille de onze ans, nommée Marianne, qui, toutes les fois qu’elle avait reçu son aumône, baisait la main qui la lui avait donnée. Comme elle était la seule qui témoignât ainsi sa reconnaissance, cela la fit remarquer, et Rodolphe avait soin d’augmenter son aumône. L’ayant même considérée plus attentivement, il lui trouva de la beauté, malgré les haillons dont elle était couverte. Il faut, se dit-il à lui-même, que cette petite ait des sentiments, puisqu’elle me témoigne ainsi sa reconnaissance ; et je veux lui faire du bien. Il convient néanmoins, ajouta-t-il, que je la mette à quelque épreuve. Le lendemain, Marianne s’étant présentée à l’ordinaire, Rodolphe donnait à tous ceux qui étaient auprès d’elle, et ne lui donnait rien. Quand il n’y eut plus qu’elle, Rodolphe dit :
« Il n’y a plus rien ; tout est donné. »

La petite ne laissa pas de s’avancer et de baiser la main. Cela est bien, dit Rodophe en lui-même ; mais nous verrons demain. Le lendemain il la passa encore ; et quand il n’y eut plus qu’elle, il prit un air fâché, et lui dit d’un ton brusque :
« Il n’y en a pas d’avantage. »

La petite ne laissa pas de s’avancer encore et de lui baiser la main. Rodolphe était enchanté. Assurément, dit-il, il m’en coûte de mettre cet enfant à une troisième épreuve, mais aussi, si elle la soutient, il n’est point de bien que je ne lui fasse. Le lendemain, même cérémonie : on passa Marianne, on donna aux autres, et quand il n’y eut plus qu’elle :
« Mon enfant, lui dit Rodolphe, il n’y a plus rien. »

La petite s’avança à son ordinaire, et lui baisa la main. Alors Rodolphe lui dit :
« Ma fille, suivez les domestiques, allez à la cuisine, et on vous y donnera à dîner.
– Seigneur, reprit la petite, ce n’est pas tant pour moi que je demande, que pour une bonne femme chez qui je suis, et qui m’a élevée : j’aimerais bien mieux ne point dîner, et que vos domestiques me donnassent de quoi lui porter.
– Eh bien, ma chère enfant, reprit Rodolphe, allez toujours dîner : quand vous aurez dîné, je vous parlerai, et je vous ferai donner de quoi porter à votre bonne femme. »

Lorsque la petite eut dîné, Rodolphe descendit lui-même à la cuisine, et, s’y étant assis, il fit entrer Marianne, qui se tenait à la porte.
« Marianne, lui dit-il, qu’avez-vous pensé de moi ces deux derniers jours que je ne vous ai rien donné ?
– Seigneur, dit-elle, je n’ai rien pensé.
– Non, dit Rodolphe, je veux absolument que vous me disiez qu’elles ont été vos pensées.
– Seigneur, lui dit-elle, puisque vous me l’ordonnez, je vous le dirai. J’ai pensé que si cela arrivait par hasard, c’était la volonté de Dieu, et qu’il fallait prendre patience ; que si, au contraire ; c’était monseigneur Rodolphe qui le fît exprès, c’était bon pour moi ; qu’il avait ses desseins, et qu’ils me seraient avantageux.
– Mais, reprit Rodolphe, quand le second jour je parus fâché, et que je vous parlai brusquement, que pensâtes-vous ?
– Seigneur, dit-elle, cela me confirma dans l’idée que monseigneur le faisait exprès : j’en fus bien-aise, et j’en espérais bien.
– Est-il possible, s’écria Rodolphe en regardant ses domestiques, qui étaient attentifs à cet entretien, est-il possible que de telles pensées tombent dans l’esprit d’un enfant de cet âge ? Mais, ajouta-t-il, en parlant à la petite, si j’avais continué ainsi pendant longtemps ?
– Seigneur, dit-elle, j’aurais toujours espéré.
– Allez, ma chère fille, dit Rodolphe, portez à dîner à votre bonne femme, et dites-lui que quand elle aura dîné, je veux lui parler, qu’elle vienne ici, et vous, venez avec elle. »

Il n’est pas nécessaire d’entrer dans le détail de tout ce qui arriva après. La vérité de l’histoire aurait ici un air de roman : il suffit de savoir que Rodolphe apprit par cette femme que Marianne était fille d’un gentilhomme de ses amis, qui était mort de chagrin pour la perte d’un procès que lui avaient fait les héritiers de sa femme, et qui l’avaient ruiné. Rodolphe retira la bonne femme chez lui, fit élever Marianne selon sa condition, l’aima comme sa fille, et quelques années après, il la maria à son neveu, et la fit son héritière.

Que cette histoire est tendre ! Fixons-y un moment nos regards, et tirons-en quelque instruction. Dans la bonté de Rodolphe, voyons une légère image des bontés de Dieu et de ses desseins à notre égard ; et, dans la conduite de Marianne, voyons celle que nous devons tenir à l’égard de Dieu.

Dieu nous donne à tous abondamment, remercions-le. S’il donne à quelques-uns plus qu’à vous, remerciez-le, et baisez sa main ; s’il se montre sévère à votre égard, remerciez-le, et baisez sa main. Soyez persuadé que, dans toutes les afflictions qu’il vous envoie, il a ses desseins, et qu’ils sont tous à votre avantage : baisez sa main. Saint Paul nous a donné un excellent abrégé de la vie spirituelle, en nous recommandant de remercier Dieu de tout par notre Seigneur Jésus-Christ. Ce qui tarit pour nous la source des biens et des grâces, c’est notre ingratitude. Ne savez- vous pas, dit saint Pierre, que le fruit de votre patience, c’est l’héritage céleste ? Si donc vous voulez parvenir, soyez reconnaissant. C’est par la reconnaissance que vous parviendrez à avoir Dieu pour père, et Jésus-Christ pour époux, et le Ciel pour héritage.

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Les dévots de Marie

Ce ne sont point des miracles que je vais vous raconter : peux-être n’oseriez-vous en espérer en votre faveur. Je vous rapporterai seulement des effets sensibles de la protection de la sainte Vierge, tels que, sans témérité, chacun peut en attendre ; et, pour animer encore plus votre espérance, je ne vous citerai que trois sortes de personnes, dont la dévotion n’est pas ordinairement au-dessus de toute imitation ; savoir : un matelot, un soldat, un écolier, auxquels j’ajouterai, mais non pas comme exemple, un libertin de profession et une vieille huguenote.

Le Matelot

Un convoi de dix à douze barques napolitaines portait à Venise, par la mer Adriatique, plusieurs sortes de denrées. On arriva un soir dans une petite anse, où l’on résolut de passer la nuit. On était vis-à-vis de Notre-Dame de Lorette, et le lendemain c’était une fête de la Vierge. L’équipage fut touché de la circonstance, du peu et du temps, et souhaita d’aller le lendemain matin entendre la Messe à Notre-Dame de Lorette dont on n’était éloigné que de deux à trois lieues. Le patron qui conduisait le convoi s’opposa à ce pieux dessein, disant que les vaisseaux turcs rôdaient dans le golfe, et qu’ils ne manqueraient pas de venir enlever leurs barques, tandis qu’eux s’amuseraient à satisfaire leur dévotion. Alors un matelot, nommé Antonio, prit la parole et dit :

« Mon capitaine, il n’y a point de danger que, tandis que nous serons occupés au service de la sainte Vierge, il puisse nous arriver rien de fâcheux. Mais, ajouta-t-il, faites mieux : allez-vous-en tous demain matin à Lorette, et me laissez seul à la garde des barques : je me fais fort de les défendre contre les Turcs, s’ils osent les attaquer. Sachez, ajouta-t-il d’un ton animé, que sous la protection de la sainte Vierge, je ne craindrais pas toutes les foires réunies de l’empire ottoman. Cette saillie fit rire tout le monde, et le capitaine consentit à la proposition d’Antonio. Le lendemain, avant qu’il fût jour, tout l’équipage partit pour Lorette ; il ne resta qu’Antonio pour garder les barques. Tandis qu’il se promenait, fumant sa pipe, il aperçut au point du jour quelques voiles, qui étaient fort éloignées. Le jour croissant, et les voiles s’approchant, il reconnut que c’étaient des voiles turques. Quelque temps après, il les vit distinctement ; et compta vingt bateaux de force, et il ne douta pas, à la manœuvre, que cette petite flotte ne vint à lui pour l’envelopper et l’enlever.

Antonio, se dit-il à lui-même, c’est ici qu’il faut montrer de la tête et du courage ; mais, après tout, que puis-je faire seul contre tant de monde ? Sainte Vierge, c’est à vous à m’inspirer et à me soutenir. Ne permettez pas que ma confiance en vous se trouve vaine, et que ce jour, qui vous est consacré, imprimé une tache à votre saint Nom. En achevant ces mots, il prend son parti, et, comme un autre Coclès (héros romain), il va se placer à la tête du pont, c’est-à-dire, dans la dernière barque, la plus exposée du côté des Turcs. Là il se couche et se tapit auprès du bordage, tenant une hache à la main, et il disait en lui-même : « Je suis toujours bien sûr que le premier Turc qui entrera dans cette barque, je lui fais sauter la tête ; il en sera après ce qu’il pourra. En disant ces mots, il sent que la barque est ébranlée. C’était un Turc, qui s’étant approché, avait mis la main sur le bord, et attirait la barque à lui. Antonio se lève sur ses genoux, et d’un grand coup de hache, coupe le poignet à ce Turc, dont la main tomba dans la barque. Antonio se tapit de nouveau, et attend qu’il en vienne un second. Mais le Turc mutilé poussa un cri effroyable, et jeta l’épouvante dans toute la flotte. C’est, disait-il un piège qu’on nous tend ici : ces barques sont pleines de gens armés qui se cachent pour nous surprendre. Fuyons, fuyons avant qu’ils viennent nous attaquer. Antonio, qui savait un peu de turc, entendant ces paroles, ne put s’empêcher de rire. Il leva la tête, et vit que les Turcs étaient déjà bien loin. Il remercia sa puissante Libératrice, et attendait avec impatience le retour de ses compagnons. Ceux-ci approchaient, mais ils étaient de leur côté dans la plus grande désolation. En revenant de Lorette, ils découvrirent d’une hauteur la flotte turque qui se retirait, et ils ne doutèrent point qu’elle n’emmenât Antonio avec toutes les barques. Le capitaine se désespérait, et les matelots consternés se rendaient avec lui au rivage, uniquement pour voir le lieu où ils avaient laissé leurs barques, qu’ils n’espéraient plus revoir. Mais quelle fut leur surprise, lorsqu’en arrivant ils virent toutes leurs barques, et Antonio qui chantait et dansait, portant sa hache haute, à laquelle pendait une main ensanglantée. Ils ne savaient ce que cela voulait dire ; mais Antonio leur expliqua tout, et tous ensemble se mirent à chanter les Litanies de la sainte Vierge, pour la remercier d’une si éclatante victoire.

Mettons, comme ce généreux matelot, notre confiance en la sainte Vierge, afin qu’elle mette en fuite les ennemis de notre salut ; mais aussi, comme lui, combattons vaillamment, et dès le commencement de l’attaque, mettant on œuvre la prudence et la force, portons-leur des coups qui les étonnent, leur fassent lâcher prise, et leur ôtent pour toujours l’envie de nous attaquer.

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Pierre l’imbécile

Un paysan, nommé Pierre, qui n’avait vu que son village fut averti que son frère était mort sans enfants dans la capitale de la province, et qu’il laissait un bien considérable ; qu’il eût à se présenter au plutôt pour recueillir cette riche succession. À cette nouvelle, maître Pierre prend son bâton un beau matin et se met en chemin. Il n’eut pas fait deux lieues, qu’il rencontra une rivière : c’était la première qu’il eut vue de sa vie ; il n’avait vu chez lui que des torrents, qui ne mettaient pas plus de temps à se dissiper qu’à se former. Quand il vit cette rivière large et profonde :

« Oh, oh, dit-il, voilà bien de l’eau ! Il faut qu’il ait bien plu dans ce pays-ci, tandis que chez nous on se plaint de la sécheresse. Je l’avais bien ouï-dire, que le temps n’était pas le même partout : voilà comme on apprend en voyageant. Que faire cependant, continua-t-il, il faut bien attendre que cette eau passe. Ce qui lui persuadait que l’eau serait bientôt écoulée, c’est que la rivière faisant un coude du côté que l’eau venait, il ne voyait de ce côté-là que très-peu d’eau ; d’ailleurs il observait que l’eau coulait rapidement. Sur ces observations notre imbécile prit le parti de s’asseoir, et d’attendre que l’eau fût écoulée. »

Le batelier qui était de l’autre côté de la rivière, voyant cet homme assis, avança son bateau, et, étant près de terre :
« Ne voulez-vous pas passer la rivière, lui dit-il ?
– Oui, répondit le paysan.
– Eh bien, reprit l’autre, montez donc dans le bateau.
– Oh ! répliqua notre homme, je ne suis pas si pressé que je veuille exposer ma vie dans votre bateau : j’ai bien le moyen d’attendre.
– Tant qu’il vous plaira, dit le batelier qui crut que cet homme se moquait de lui. »

Cependant il se présenta d’autres passagers qui s’embarquèrent. Pierre admirait leur témérité, et continuait d’attendre que l’eau fût écoulée pour passer à son aise : mais la rivière coulait toujours.

Il attendit ainsi jusqu’au soir : mais, voyant que la nuit approchait, il remit la partie au lendemain, et retourna chez lui, ne doutant point que le lendemain la rivière ne fût à sec. Il revint le lendemain, et la rivière coulait encore, Il revint trois jours après, et la rivière coulait encore.

« Assurément, dit-il, quelque sorcier se met de la partie, et je vois bien que cette succession n’est pas pour moi. »

Dans son dépit, il céda tous ses droits à Jacques, son cousin, qui fut plus loin que lui, qui passa la rivière en bateau, recueillit la succession, et revint fort riche dans son village où il fut un gros monsieur, tandis que le maître Pierre resta dans sa cabane et dans sa misère, et ne retira de sa succession que le surnom d’imbécile : car depuis que l’on sut son aventure, on ne l’appela plus que Pierre l’imbécile.

Qui s’imaginerait que la plupart des hommes, au regard de l’héritage céleste qu’ils ont à recueillir, tombent dans la même folie que le paysan dont nous venons de parler ? Car examinez les pécheurs ; et tous ceux qui mènent une vie peu chrétienne et peu fervente, et vous verrez que tous attendent que la rivière s’écoule. On attend d’abord que la jeunesse passe, que le feu des passions s’amortisse, ensuite on attend qu’on soit établi, qu’on soit en un état fixe et tranquille : ensuite on attend que cet embarras soit fini, que cette affaire soit terminée, et ainsi on attend toujours un temps propre pour se donner à Dieu, et on ne le trouve jamais. On attend qu’il ne se présente aucun obstacle à son salut ; on attend que ceux qui se présentent soient passés : c’est attendre que la rivière s’écoule. Les obstacles au salut se succèdent sans cesse, et forment une rivière d’un cours perpétuel, et dont la source est intarissable. C’est par-dessus ces obstacles qu’il faut passer : c’est malgré ces obstacles qu’il faut aller ; c’est par le moyen de ces obstacles qu’il faut avancer.

Voyez combien traversent la rivière et continuent leur route ; imitez-les : dès aujourd’hui, commencez. Si vous différez, si vous attendez une occasion plus favorable, vous attendez que la rivière s’écoule. Insensé ! Un autre vous supplantera, et vous aurez le désespoir de le voir en possession d’un héritage qui était pour vous.

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Le voyageur malheureux

Un jeune homme, traversant une forêt, n’y eut pas marché quelque temps qu’il fut assailli par un monstre épouvantable, qui, sur un corps de lion, portait sept grosses têtes de serpent. L’animal, au sortir de sa caverne, vint droit à lui, avec des yeux étincelants, élevant ses sept têtes, dardant ses sept langues, et faisant retentir l’air de ses horribles sifflements. Le jeune homme, qui était fort et courageux, ne se déconcerta point à cette vue. Il n’avait d’autres armes qu’une hache qu’il portait pendue à sa ceinture, selon l’usage du pays. Il la saisit, court à la bête, et du premier coup qu’il lui porta, il lui abat quatre têtes ; d’un second coup il lui en abat deux, et du troisième il eût sans peine abattu la dernière et remporté une signalée victoire, sans le déplorable accident qu’il lui arriva. Cet accident fut qu’au second coup qu’il donna, la hache lui échappa de la main, sans qu’il pût avoir le temps de la ramasser. Car la bête irritée de six plaies qu’elle avait reçues, se jeta sur lui avec furie, le mordit, le piqua, le déchira et l’emporta avec elle. Le misérable faisait d’inutiles efforts ; il poussait des hurlements affreux, il criait au secours, demandait que du moins on lui rendît sa hache ; mais personne ne l’entendait. La bête l’entraîna tout vivant dans sa caverne, où il servit de pâture à elle et à ses petits.

Comprenez-vous bien le sens de cette parabole ?

1) Ce monstre, c’est le démon et les sept péchés capitaux qu’il faut combattre courageusement avec les armes de la foi.

2) Il ne suffît pas d’abattre six têtes à ce monstre : si vous lui en laissez une, vous êtes perdu. Que vous sert-il d’être exempt de plusieurs passions, si vous en gardez une ? Le plus souvent ce n’est qu’un vice qui damne les hommes. Examinez si, en combattant le lien infernal, vous ne lui avez point laissé une tête qui suffit pour vous dévorer. Votre victoire est vaine, si elle n’est entière.

3) Il faut persévérer jusqu’à la fin, combattre jusqu’à la mort. N’allez pas vous lasser dans ce combat ; ne laissez pas échapper la cognée de vos mains ; n’abandonnez pas la prière, l’examen, les Sacrements, les pratiques de mortification et de pénitence : le démon profiterait de votre négligence pour vous faire mille plaies ; et si vous venez à mourir dans cet état, il vous entraînerait avec lui dans les enfers, où vous seriez éternellement sa proie et le jouet de tous les démons. En vain alors vous gémiriez, vous imploreriez du secours, vous demanderiez le temps que vous auriez perdu, les grâces dont vous auriez abusé, les moyens que vous auriez négligés, personne ne vous entendrait, et rien ne vous serait rendu. C’est maintenant, tandis que vous les avez, qu’il faut en profiter.

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La belle Julie

Un gentilhomme ruiné n’avait qu’une fille nommée Julie, et surnommée la Belle, à cause de sa rare beauté. C’était l’assemblage de toutes les perfections, tant pour le corps que pour l’esprit et le caractère. Ses charmes lui attiraient un grand nombre de courtisans ; mais sa pauvreté écartait tous ses prétendants. Il ne se présenta, pour la demander en mariage, que le fils d’un riche paysan. Ce paysan s’appelait Brechet ; mais son fils était plus communément nommé le Noir, ou le Vilain, ou le Méchant. Tous ces noms lui convenaient, et exprimaient parfaitement les qualités de son corps et de son âme. Il était courtaud et trapu ; il avait les jambes grêles et recourbées en dedans, la poitrine élevée, les épaules grosses, la tête allongée en pointe, le teint noir et le visage défiguré de plus d’une façon. Il avait à la joue gauche une longue cicatrice d’une blessure qu’il avait reçue dans une querelle. La petite vérole lui avait labouré et gercé tout le visage, lui avait fait perdre l’œil gauche, avait bordé l’œil droit d’un rouge très-vif, et lui avait laissé sur ce même côté du front une large croûte horrible à voir. Le caractère du galant répondait à une si belle figure. Le jeune Brechet était grossier, brutal, colère, querelleur, avare, insolent, orgueilleux, débauché, jureur, ivrogne et jaloux. En un mot, il avait toutes les qualités dont une seule peut rendre un homme odieux et sa femme malheureuse. Tel était celui qui prétendait épouser la belle Julie. Quand le père de Julie lui en fit la première proposition, elle tomba évanouie, et on eut bien de la peine à la faire revenir de sa pamoison (évanouissement). Alors le père lui dit :
« Ma chère fille, tu ne l’épouseras qu’autant que tu le voudras ; je ne prétends point forcer ton inclination et te marier malgré toi ; mais enfin, il faut bien songer à te procurer du pain. Nous ne vivons que sur une modique pension qu’il s’éteindra à ma mort : que deviendras-tu après.
– Mon père, dit Julie, j’aime mieux mourir de faim et de misère, que de me voir livrée à un pareil monstre : peut-être le Ciel aura-t-il pitié de moi. En disant ces mots, elle versa un torrent de l’armes.

Son père l’embrassa et se retira pour cacher les siennes, et lui dit en sortant :
« Ne crains rien, ma fille, il ne sera plus question de ce mariage. »

Cependant le méchant se tenait assuré d’épouser Julie ; il s’en vantait partout et partout on en discourait. Ces discours passèrent du peuple à la noblesse, de la noblesse aux grands du royaume, et parvinrent jusqu’à la cour. Le fils du roi, qui était un prince accompli, et qu’on parlait de marier à une princesse sa parente, entendant tous ce qu’on disait de Julie, fut curieux de la voir. Il vint la voir en effet ; et, dès le premier entretien qu’il eut avec elle, il fut épris de ses charmes. Les courtisans s’en aperçurent ; et, comme il ne manque point de bonnes langues dans ce pays-là, quelqu’un dit au prince :
« Ce serait bien dommage que Julie étant si belle, eût les défauts qu’on lui reproche.
– Quels défauts ? dit le prince
– On dit, continua le courtisan, qu’elle est fort volage et fort dissipée, qu’elle est sans cesse à courir de maison en maison, et qu’elle ne se tient jamais chez elle.
– Comme l’amour excuse tout, le prince répondit : cela n’est pas surprenant, Julie n’a rien qui la fixe chez elle, elle n’y voit que misère et pauvreté, elle sort pour se distraire et dissiper son ennui, dans une situation différente, elle tiendra une conduite différente. »

Cependant le prince réfléchit sur ce qu’on lui avait dit, et étant retourné vers Julie, il remarqua que, quand il arriva, elle n’était point à la maison. Tandis qu’on l’allait chercher, il s’entretint avec le père, et lui déclare le dessein où il était d’épouser Julie, si elle soutenait l’épreuve où il voulait la mettre. Julie étant arrivée, le prince lui dit :
« Julie, je viens de vous demander à votre père en mariage ; mais je lui ai dit que je voulais auparavant mettre votre amour à une épreuve.
– Seigneur, reprit Julie, la plus forte épreuve sera pour moi la plus agréable. Le fer et le feu n’ont point de dangers que je n’affronterai pour vous témoigner les sentiments de ma reconnaissance et de ma tendresse.
– Il ne s’agit ni de fer ni de feu, dit le prince. Je suis venu vous voir deux fois, et chaque fois je vous ai trouvée absente de la maison : il a fallu vous envoyer chercher. Voici l’épreuve où je mets votre amour ; c’est qu’à la troisième fois que je viendrai, je vous trouve à la maison. Si je vous y trouve, ce jour-là même, je vous épouse, et je vous emmène avez moi a la cour ; c’est ainsi que j’en suis convenu avec le roi mon père : mais, si je ne vous trouve pas ce jour-là même, je vous renonce, je ne pense plus à vous, et j’en épouse une autre.
– Et moi, dit le père, ce jour-là même je la marie avec Brechet.
– À ce prix, dit Julie, mon bonheur est assuré ; fallut-il pour cela passer toute ma vie à la maison ; je consentirais volontiers à n’en sortir jamais. »

Sur cela le prince se retira, et Julie resta bien contente. Vous jugez bien que le lendemain elle ne sortit point, elle ne sortit point non plus le second jour, ni le troisième, ni le quatrième ; le cinquième elle sortit un moment et rentra aussitôt ; le sixième elle sortit une demi-heure et revint d’abord ; le septième elle sortit une heure, et retourna en hâte ; le huitième, son père la voyant sortir, lui dit :
« Ma fille, tu sors trop : tu oublies ce que t’a dit le prince et ce que tu lui as dit, et tu ne penses pas qu’il s’agit de tout pour toi.
– Oh ! Mon père, répondit Julie, le prince ne viendra point aujourd’hui : mais d’ailleurs, quand il viendrait, de notre maison on voit au loin sur le grand chemin, et j’ai bien recommandé aux femmes qui sont là-haut, de venir m’avertir aussitôt que les équipages du prince commenceraient a paraître : ainsi il n’y a rien à craindre.
– Ma fille, reprit le père, le plus sûr serait de rester à la maison : c’est mal s’assurer que de compter sur les autres ; et, dans une affaire de cette conséquence, je ne voudrais rien hasarder. »

Julie le laissa dire et continua son chemin. Elle avait à peine passé la porte que ; du haut de la maison, les femmes aperçurent les équipages du prince ; mais, comme il n’y avait qu’un moment qu’elles avaient vu Julie, elles crurent qu’elle n’était pas sortie, et ne se donnèrent aucun mouvement. Cependant les équipages approchèrent : alors elles appelèrent Julie, et Julie ne répondit point. On la cherche dans sa chambre, on la cherche dans le jardin : point de Julie. On s’alarme, on se trouble : Julie est sortie. On court à la maison voisine : Julie n’y est point. On court à une autre ; et tandis que l’on court, le prince arrive trouve Julie absente, remonte en carrosse et s’en va. Julie arrive assez à temps pour voir de loin les équipages du prince qui s’en retournaient.

Ô cris ! Ô désespoir ! Julie se meurtrit le visage et s’arrache les cheveux : les femmes pleurent, le père se désespère !
« Malheureuse, je te l’avais bien dit : fallait-il rien risquer dans une affaire comme celle-là ? Tu me fais mourir ; mais dès ce soir tu épouseras celui que je t’ai promis.
– Oui, je l’épouserai, dit Julie ; je l’ai bien mérité. Il ne saurait me faire tant souffrir, que je n’en mérite davantage. Faites-le venir tout-à-l’heure, et que je l’épouse. Il est digne de moi, et moi digne de lui. »

Sur-le-champ on fit venir Brechet, un notaire et le curé. Le mariage fut fait, et Brechet, emmena chez lui la belle Julie. Ô sort digne de larmes et de compassion ! Le père en mourut de chagrin quatre jours après : pour Julie, elle eut tout le temps de pleurer sa folie avec des larmes de sang. Tout le monde la plaignait, et on ne pouvait s’empêcher de la condamner. Elle se condamnait elle-même. Au plus fort de ses peines, elle s’écriait :
« Je l’ai bien mérité ; et c’était ce qui faisait son plus grand tourment. »

Dès le lendemain de ses noces, elle parut le visage ensanglanté de coups que lui avait donnés son brutal de mari, parce que, disait-il, elle ne paraissait pas réjouie et contente de l’avoir épousé. Julie dépérissait tous les jours et n’était plus reconnaissable. Tous les jours elle maudissait son sort, et souhaitait la mort ; mais la mort se refusait à ses désirs. Ce qu’il y a de plus triste encore, c’est qu’elle devint bientôt toute semblable à son mari, aussi laide, aussi affreuse que lui, aussi méchante, aussi haïe, aussi détestée que lui : c’étaient deux démons, et leur maison était un enfer.

Âme chrétienne, rachetée du Sang de Jésus-Christ et lavée dans les eaux du Baptême, c’est vous que représente ici la belle Julie. Vous n’ignorez pas que le démon, ce monstre horrible et détestable, a des prétentions sur vous, et qu’il se flatte d’unir un jour votre sort au sien, et qu’il prétend que vous n’ayez tous deux qu’une même destinée. Cette pensée vous fait horreur ; mais ce n’est pas le tout : il faut prendre de justes mesures, pour empêcher que cela n’arrive. Vous savez aussi que le Fils de Dieu, le Roi du Ciel et de la terre, vous demande pour son épouse ; que son dessein est de vous conduire un jour avec lui dans le Ciel, de vous y couronner, et d’y goûter avec lui les délices d’un amour éternel. Vous le désirez avec ardeur, et déjà vous y voudriez être. Mais ce n’est pas le tout, il faut vous montrer digne d’un tel époux, et lui témoigner votre amour, en gardant ses lois, et en soutenant l’épreuve à laquelle il veut vous mettre. Cette épreuve n’est pas bien difficile ; mais elle est essentielle : et il faut que, lorsqu’il viendra pour vous épouser, vous emmener avec lui et vous couronner, c’est-à-dire, à votre mort, il vous trouve à la maison, c’est-à-dire, dans la grâce, en état de grâce. Ah ! Mettez-vous-y donc promptement. Ah ! N’en sortez donc jamais. Recherchez tout ce qui peut vous y maintenir et vous y affermir. Fuyez tout ce qui pourrait vous en retirer, ébranler votre résolution et vous engager à en sortir, ne fut-ce que pour un instant. Ce n’est pas le tout de commencer, de continuer pendant quelque temps, il faut persévérer jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’il vienne.

Gardez-vous surtout de compter sur ce que vous pourrez faire à la mort. La mort n’avertit point, elle vient souvent tout-à-coup, et sans qu’on la voie venir. Si d’autres fois elle annonce sa venue par les infirmités et la maladie, celui pour qui elle vient ne s’en aperçoit point : et ceux qui sont chargés de l’avertir, y sont quelquefois trompés eux-mêmes, ou plus souvent encore ils sont négligents et timides, et trop souvent enfin leur avertissement vient trop tard. Le nombre de ceux qui meurent tous les jours sans confession doit vous faire trembler.

Pour vous, âmes généreuses, épouses fidèles de Jésus-Christ, qui depuis longtemps demeurez dans sa maison et dans sa grâce, et vous tenez unies à lui par un continuel recueillement, n’oubliez pas le sort heureux qui vous est destiné ; occupez-vous de vos espérances ; soupirez après le moment qui doit les remplir, et travaillez sans relâche à vous rendre digne de ce grand jour.

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L’algébriste

Un philosophe, accoutumé aux calculs de l’algèbre, ayant entendu un sermon sur l’éternité, n’en fut pas content, non plus que des supputations et des exemples que le prédicateur proposa. Il revint chez lui, et étant entré dans son cabinet, il se mit lui-même à penser sur cette matière, et jeta ses pensées sur le papier, et comme il suit.

1) Le fini, ou ce qui a une fin, comparé à l’infini, ou à ce qui n’a point de fin, est zéro, est rien. Cent millions d’années comparées à l’éternité, sont zéro, sont rien.

2) Il y a plus de proportion entre le plus petit fini, et le plus grand fini, qu’il n’y a entre le plus grand fini et l’infini. Il y a plus de proportion entre une heure et cent millions d’années, qu’il n’y a entre cent millions d’années et l’éternité, parce que le plus petit fini fait partie du plus grand, au lieu que le plus grand fini ne fait pas partie de l’infini. Une heure fait partie de cent millions d’années, parce que cent millions d’années ne sont autre chose qu’une heure répétée un certain nombre de fois : au lieu que cent millions d’années ne font pas partie de l’éternité, et que l’éternité n’est pas cent millions d’années répétées un certain nombre de fois.

3) Par rapport à l’infini, le fini le plus petit ou le plus grand sont la même chose : par rapport à l’éternité, une heure ou cent millions d’années sont la même chose ; la durée de la vie d’un homme, ou la durée du monde entier sont la même chose, parce que l’un et l’autre est zéro, est rien, et que le rien n’admet ni le plus ni le moins. Tout ceci demeurant évident et accordé.

Je suppose maintenant que Dieu ne vous accordât qu’un quart-d’heure de vie pour mériter l’éternité bienheureuse, et qu’il vous révélât en même temps qu’une heure après votre mort le monde entier finirait. Je vous le demande : dans cette supposition, quel cas feriez-vous du monde et de ses jugements ? Quel cas feriez-vous des peines et des douceurs que tous pourriez éprouver pendant votre vie ? Avec quel soin ne vous croiriez-vous pas obligé d’employer pour Dieu, et pour vous préparer à bien mourir, tous les instants de votre vie ? Ô insensé que vous êtes, Eh ! Ne voyez-vous pas que par rapport à Dieu, par rapport à l’éternité, la supposition que je viens de faire est la réalité même ? Que la durée de votre vie par rapport à l’éternité, est moins qu’un quart-d’heure, et que la durée entière de l’univers est moins qu’une heure. Je fais encore une autre supposition.

Si vous aviez cent ans à vivre, et que vous ne dussiez avoir pour votre entretien, pendant tout ce temps-là, que ce que vous pourriez dans une heure emporter chez vous d’un trésor plein d’or et d’argent monnayé, dont on vous laisserait l’entrée et la disposition libre pendant cette heure, je vous le demande, à quoi emploieriez-vous cette heure, à dormir ? À vous promener ? À vous entretenir ? À vous divertir ? Non, sans doute : mais à amasser des richesses, et même à vous charger d’or préférablement à l’argent. Ô insensés que nous sommes ! Nous devons durer une éternité ; nous n’aurons pendant cette éternité que la récompense des mérites que nous aurons amassés pendant le temps et le court espace de notre vie, et nous n’employons pas tout ce temps à amasser des mérites ! Mais, me direz-vous, il faut bien pendant la vie dormir, boire, manger, prendre quelques moments de récréation. Je vous l’accorde. Mais qui vous empêche, comme dit saint Paul, de faire tout cela pour l’amour de Dieu, et de mériter tout en le faisant ?

Il faut avouer que les passions sont si vives, et les occasions si séduisantes qu’il est étonnant qu’il y ait un seul Juste sur la terre : cependant il y en a, c’est l’effet de la miséricorde de Dieu, et de la grâce du Rédempteur. D’un autre côté, la mort, le jugement, l’éternité, sont des vérités si terribles, qu’il est étonnant qu’il y ait un seul pécheur sur la terre : il y en a pourtant ; c’est l’effet de l’oubli de ces grandes vérités. Méditons donc, veillons et prions, afin d’être du nombre des Justes dans le temps et dans l’éternité.

Tel fut le sermon que notre philosophe se fit à lui-même, et dont il fut si content, qu’il le lisait tous les jours et plusieurs fois par jour. Il fit plus, il en profita et mena une vie sainte, conforme aux grandes vérités qu’il avait toujours devant les yeux.

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Le roi de Cosmie

La ville de Cosmie était la capitale d’un grand royaume du même nom. L’île d’Eonie n’en était pas fort éloignée. Mais il y avait entre les Eoniens et les Cosmicus une telle antipathie, que, quoique les Eoniens fussent originairement une colonie de Cosmiens, ces deux peuples n’avaient entre eux aucun commerce ni aucune communication. S’il arrivait même que quelque Cosmien, poussé par la tempête, abordât à cette île, on le saisissait aussitôt ; et on le reléguait dans la Pétrée ou la Serpentine, pays ainsi nommé, parce qu’il n’y avait là que des rochers, des forêts des bêtes fauves et une multitude effroyable de serpents de toute espèce. Les habitants de cet infortuné pays ne se nourrissaient que de fruits sauvages et amers, n’avaient pour logement que des cavernes, et se faisaient entre eux une guerre plus cruelle que celle que leur faisaient les bêtes fauves et les serpents. Autant ce pays était horrible et ses habitants malheureux, autant le reste de l’île était un séjour charmant, où les habitants vivaient dans l’abondance, les richesses, la paix, l’union, et toute sorte de délices, et cette partie de l’île, séparée de l’autre par une chaîne de montagnes impénétrables, s’appelait le Fortunat, non-seulement parce que le pays était fortuné, mais encore parce qu’on n’y admettait aucun étranger qui n’abordât à l’île avec une grande fortune et d’immenses richesses.

Il y avait dans la ville de Cosmie une coutume, ou une loi assez bizarre : c’est que tous les ans le sénat élisait un nouveau roi et détrônait l’ancien. On choisissait le nouveau roi parmi les étrangers, afin qu’il ignorât la loi du sénat que le peuple ignorait lui-même. Le roi, pendant le court espace de son règne, disposait à son gré, et des peuples, et des richesses du royaume. Mais au bout de l’an, lorsqu’il s’y attendait le moins, on le dépouillait de tout ; on lui bandait les yeux, on l’embarquait et on le faisait entrer en canot dans l’unique port par où l’on pouvait aborder dans l’Eonie. Il était aussitôt saisi ; et étant reconnu à l’habit pour un Cosmien, et se trouvant d’ailleurs pauvre et dénué de toutes choses, on le reléguait dans la Serpentine, pour y passer misérablement le reste de ses jours.

Il arriva une année qu’on choisit pour roi un étranger, nommé Eumène. C’était un homme tort sage et fort réglé dans ses mœurs, d’ailleurs homme d’esprit, et doué surtout d’une prudence consommée. Dès qu’il fut sur le trône, il commença à réfléchir sur la manière dont il y était monté. Il était surtout étonné de n’entendre point parler de son prédécesseur, de ne voir personne de sa famille, et de ne savoir ni comment il était mort, ni même s’il était mort, et ce qu’il était devenu. Il faisait souvent des questions sur tout cela ; mais, au lieu de lui répondre, on ne l’entretenait que de sa grandeur et de sa puissance. Ces flatteries ne le satisfaisaient pas, et ne faisaient que le confirmer dans l’idée où il était, qu’il y avait là-dessous quelque mystère. Ne pouvant venir à bout d’éclaircir ses soupçons, il s’appliqua du moins à bien gouverner son royaume, à y faire régner la justice, fleurir les arts et le commerce, à soulager les peuples, à les rendre bons et heureux : il sut même payer de sa personne dans une guerre qu’il eut à soutenir. Il se mit à la tête de ses troupes, remporta une glorieuse victoire, et fit une paix avantageuse aux vainqueurs et aux vaincus. Son nom devint célèbre, cher à ses peuples, et glorieux chez l’étranger. Mais tout cet éclat ne l’éblouissait pas : il eut préféré un mot d’éclaircissement sur ce qui l’inquiétait, à toutes les louanges qu’on lui prodiguait. Quand un roi cherche sincèrement la vérité, il n’est pas possible qu’il ne la trouve. Un sénateur charmé des vertus d’Eumène, s’aperçut de son embarras ; et, ayant eu avec lui un entretien particulier, il lui découvrit, sous le secret, la loi mystérieuse de l’état. Eumène l’embrassa, le remercia, et lui recommanda de son côté de ne dire à personne qu’il lui eut fait cette confidence.

Le roi, charmé de cette découverte, songea à en profiler pour éviter la Serpentine. L’occasion ne tarda pas à s’en présenter. Un coup de vent fit échouer sur les côtes de Cosmie une barque d’Eoniens. La nouvelle en étant venue à la cour, on ne manqua pas de dire au roi que ces Eoniens étaient des ennemis de l’état, et qu’il fallait les traiter comme tels. Mais le roi répondit que des malheureux ne pouvaient être regardés comme ennemis de l’état, et qu’ils ne méritaient que de la pitié et des secours. Il ordonna qu’on les fit venir à la cour, où il les traita honorablement. Par bonheur pour lui, plusieurs de ces Eoniens étaient des principaux du royaume d’Eonie. Il eut avec eux des conférences particulières, où leur ayant déclaré que son dessein était d’aller s’établir parmi eux, il convint avec eux des mesures qu’il y avait à prendre pour faire passer secrètement eu Eonie les trésors dont il pouvait disposer. Tout étant réglé, il congédia les Eoniens, leur fit de magnifiques présents, et envoya au roi d’Eonie une couronne d’or, enrichie de diamants, et une autre presque pareille à la reine mère. Après leur départ, le roi, sans oublier le soin de son royaume, songea à amasser le plus de trésors qu’il pourrait, et toutes les semaines il en envoyait une barque chargée en Eonie.

Cependant, la fin de son règne arriva, et le sénat vint la lui annoncer. Il n’en fut point étonné, parce qu’il s’y attendait, et qu’il avait pris ses mesures. Il se laissa dépouiller sans murmurer ; il se laissa bander les yeux, embarquer et conduire. Les seigneurs Eoniens, qu’il avait si bien traités, l’attendaient au port. Ils le conduisirent à la cour, où on lui remit tous ses trésors, et où il jouit toujours depuis de la faveur du roi, de l’amitié des grands et de la considération du peuple.

Si vous aviez été à la place d’Eumène, et que vous eussiez su ce qu’il savait, n’en auriez-vous pas fait autant que lui ? Eh ! Que ne le faites-vous donc ! Ne voyez-vous pas que la Cosmie n’est autre chose que ce monde ! Que l’Eonie est l’éternité ; la Serpentine, l’enfer, et le Fortunat, le paradis ? En un sens, vous êtes roi en ce monde, du moins vous y êtes maître de votre cœur et de vos actions. Réfléchissez donc sur la manière dont vous avez été mis dans ce monde, sur la fin pour laquelle vous y avez été mis, sur le sort de ceux qui vous ont précédé, et qui ne paraissent plus. Qu’est-ce que tout ce mystère ? Vous ne l’ignorez pas. Cherchez à l’approfondir encore davantage, et aimez à vous en faire instruire. Craignez une éternité malheureuse ; désirez une éternité bienheureuse. Faites-vous des amis dans le Ciel : envoyez-y tous vos trésors, et tout ce que vous pourrez de vertus et de bonnes œuvres : travaillez à mériter les bonnes grâces du Roi et de la Reine sa mère et quand la mort viendra vous dépouille de tout, vous la recevrez avec reconnaissance, parce qu’elle vous mettra en possession d’un royaume qui ne finira jamais.

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Les précautions

On demanda un jour à un philosophe quel était l’art le plus grand et le plus estimable de tous. C’est répondit-il, l’art de régner, de gouverner les peuples, les provinces, les villes et les familles ; l’art de conserver la santé du corps et de régler les passions de l’âme : on pourrait ajouter l’art de faire son salut, l’art d’éviter le péché et l’enfer, l’art d’acquérir les vertus et de conquérir le Ciel.

On est encore assez attentif à prendre ses précautions dans les affaires du monde ; il n y a que dans l’affaire du salut qu’on ne prend aucune précaution.

Quand un voyageur rencontre en son chemin un endroit dangereux : il marche avec circonspection, et il observe tous ses pas. Si vous étiez obligé de traverser un champ de gazon et de fleurs que vous sauriez être plein de fosses cachées et d’abîmes couverts, où il est aisé de tomber, et d’où il est impossible de se retirer, quand on y est une fois tombé, je vous le demande, marcheriez-vous dans ce champ sans crainte, sans attention, sans regarder où vous mettriez les pieds ? Mais si, en y marchant avec d’autres, vous en aviez déjà vu plusieurs tomber à vos côtés, et disparaître pour toujours, ne seriez-vous pas saisi d’effroi, et ne redoubleriez-vous pas votre attention ? Mais si quelqu’un de ceux qui marchent avec vous, quoique instruit comme vous, aimait mieux mépriser le danger, que de prendre la peine de l’éviter, si vous le voyiez marcher hardiment de tous côtés, danser, sauter, rire, folâtrer, ne jureriez-vous pas qu’il a l’esprit dérangé ? Voudriez-vous prendre sa conduite pour le modèle de la vôtre ? Hélas ! votre voisin a disparu de dessus la terre, et est entré dans son éternité ; votre frère est caché sous, sa tombe, il a subi son jugement et ne reparaîtra plus, et vous ne tremblez pas, et vous, ne vous précautionnez pas ? Voyez les Justes comme ils tremblent et s’observent. Mais, dites-vous, combien d’autres marchent sans rien craindre ? C’est donc ceux-là que vous prenez pour modèles.

Quand on sait qu’une route est infestée de voleurs et d’assassins, on n’y passe pas ; ou si la nécessité nous force d’y passer, on ne va point sans être bien armé et bien accompagné, et, à chaque pas, au moindre bruit, on se tient sur ses gardes : vous, au contraire, vous vous jetez dans les occasions les plus dangereuses, sans nécessité, sans crainte, sans armes et sans défense : quelle merveille que vous y périssiez !

Quand il court une maladie épidémique, on se munit de remèdes et d’antidotes. Quand on entend dire que la peste est dans un pays voisin, on garde les frontières pour ne rien laisser entrer de contagieux, et vous, au milieu d’un air corrompu, vous ne prenez aucune précaution, vous n’employez aucune pénitence, ni jeûne, ni mortification, ni prière, ni oraison ; quoique environné d’un air contagieux, vous ne mettez aucun garde à la porte de vos sens ; vous y laissez entrer toutes sortes d’objets ; vous recevez dans votre maison, livres, chansons, portraits, et tout ce qui renferme le poison le plus subtil ; comment après cela ne pas périr !

Quand on craint ou la disette, ou la famine, on se précautionne, on fait ses provisions et, si cela ne suffit pas, on quitte son pays, pour chercher ailleurs sa subsistance et ne pas mourir de faim. Faites donc d’abondantes provisions dans la prière et dans les Sacrements ; et s’il est nécessaire, séparez-vous de ce monde, pour vous procurer la nourriture du pain céleste, dont le monde ne fait plus, ou n’ose plus faire usage.

Quand le feu est dans un quartier de la ville, tous les voisins tremblent, et prennent leurs précautions. Le feu de l’enfer dévore actuellement plusieurs de vos semblables, il s’avance vers vous ; il est sur le point de vous atteindre, et vous ne tremblez pas ! Et vous ne prenez aucune mesure !

Quand une bête féroce et inconnue ravage le pays et dévore les hommes, chacun tremble pour soi et se tient sur ses gardes. Le démon, comme un lion furieux, rode de toutes parts, cherchant qui dévorer ; tous les jours il en surprend quelqu’un et l’entraîne dans l’enfer. Peut-être que vous êtes déjà en son pouvoir, et vous vous laissez entraîner sans cris et sans résistance !

Quand on traverse un torrent sur une planche, ou un bourbier sur des. Pierres, on est attentif à regarder où l’on met le pied : marchez donc avec crainte dans la voie étroite des Commandements de Dieu ; et, pour ce qui regarde la foi, appuyez-vous sur la pierre solide et inébranlable de l’Église.

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Le poète désabusé

Un Poète alla un jour à la Chartreuse, voir un Chartreux son parent. Après avoir parlé de plusieurs choses, il lui dit :

« Je viens de finir un Poème, qui, je crois, me fera quelque honneur dans le monde. J’y ai apporté tous mes soins, et je vais prendre encore deux ans pour achever de le polir, et le mettre en état de paraître au jour. Il vaut mieux, continua-t-il, différer un peu pour s’assurer du suffrage du public.
– Je crois, dit le Chartreux, que vous différeriez encore deux autres années, si on vous assurait que votre Poème, aussitôt qu’il paraîtrait, serait lu et admiré de tout Paris, de toute la cour et de toute la France.
– Assurément, dit le Poète, et je croirais ces quatre années bien employées.
– Mais, continua le Chartreux, si on vous assurait qu’en différant quatre autres années, votre Poème serait recherché de toute l’Europe, traduit en toutes les langues, et admiré partout, ne consentiriez-vous pas à attendre à le donner jusqu’à ce temps-là ?
– Très-volontiers, répondit le Poète ; une si grande gloire mériterait bien d’être achetée au prix de huit années de travail.
– Mais, continua encore le père, si, en différant huit autres années, vous étiez sûr que l’estime qu’aurait l’Europe pour votre ouvrage se maintiendrait, s’augmenterait même dans la postérité et irait croissant jusqu’à la fin du monde, consentiriez-vous encore à attendre ces huit ans ?
– Sans difficulté, répliqua le poète.
– Cependant, dit le père, cela fait seize ans : et, à l’âge où vous êtes, espérez-vous de vivre assez au-delà de seize ans, pour jouir de cette gloire ?
– Non, répartit le poète, mais qu’importe ? La gloire qui ne dure que la vie de l’homme n’est rien : c’est celle qu’on laisse après soi qui mérite d’être ambitionnée.
– Vous consentiriez donc, dit le Chartreux, à travailler toute votre vie pour une grande gloire qui ne vous viendrait qu’après votre mort ?
– Sans doute, répliqua le Poète, et c’est le sentiment de toute âme bien née, et de tout homme qui pense.
– Et, si cela est, mon cher cousin, répliqua le père, qui vous empêche d’acquérir cette grande gloire et une plus grande gloire encore qui vous viendra après la mort, une gloire que vous ne laisserez pas après vous, mais qui vous suivra, et dont vous jouirez éternellement après votre mort ? Vous n’avez pour cela qu’à employer le reste de vos jours, non à corriger votre Poème, mais à corriger vos mœurs et à servir Dieu avec ferveur. Et ce que personne ne peut vous promettre pour votre Poème, quelque corrigé qu’il soit, la foi et la religion vous le promettent pour la correction de vos mœurs et votre fidélité à servir Dieu.
– Oh ! s’écria le Poète, je m’imaginais bien que c’était là que vous me meniez, mais ce n’est pas là de quoi il s’agit. Vous autres, Chartreux, vous n’avez que des idées sombres et funestes. Nous sommes dans cette vie, et nous ne devons parler que de la gloire de cette vie, car pour la gloire de l’autre vie, nous ne la voyons point. »

« Mais, reprit le Chartreux, verrez-vous la gloire de cette vie, lorsque vous n’y serez plus ? Et, puisque vous devez quitter cette vie et entrer dans l’autre y n’est-il pas plus sage d’acquérir une gloire qui vous suivra, et dont vous jouirez, qu’une gloire qui vous survivra et dont vous ne jouirez point ? Mais qu’est-ce que cette gloire que peut vous procurer votre Poème ? Qu’est-ce que toute la gloire du monde, en comparaison de celle que peut vous procurer une sainte vie ? La première est très-incertaine, et personne n’oserait vous la garantir : au lieu que la seconde vous est assurée par la parole de Dieu, par la religion, par la foi. La première sera toujours très-petite et très-bornée. Quand bien même votre nom deviendrait célèbre dans toute la France, dans toute l’Europe, dans toute la postérité, combien d’individus, parmi tous ces peuples qui ne le connaîtront pas ! Au lieu que la seconde sera universelle : en sorte qu’au dernier jour, non-seulement tous ceux qui habitent maintenant la France, l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique ; non-seulement ceux qui vivront après eux jusqu’à la fin du monde, mais encore tous ceux qui y ont vécu depuis le commencement du monde, tous, sans en excepter un seul, vous connaîtront vous estimeront, vous loueront, vous admireront, vous respecteront : enfin la gloire de votre Poème sera toujours de courte durée et périssable, et ne peut aller tout au plus, que jusqu’à la fin du monde. Après quoi il ne s’agira plus de poésie, ni de tout ce qui nous occupe ici-bas, et toute gloire mondaine disparaîtra : il ne restera plus que la vraie gloire, que la solide gloire qui vient de Dieu, dont le jugement, fondé sur la vérité et l’équité, entraînera le suffrage de toutes les intelligences créées, et cette gloire sera éternelle. Le désir et l’espérance de cette gloire, sont-ce donc des idées si sombres et si funestes ? Y en a-t-il de plus consolantes, de plus brillantes, de plus ravissantes ? Qu’en dites-vous ?
– Je dis, mon cousin, que voilà un très beau sermon, mais un peu long. »

« Eh bien ; dit le Chartreux, laissons tout cela, et revenons à votre Poème : vous comptez donc le donner au public dans deux ans ?
– Oui, si Dieu me conserve.
– Quand une fois vous y aurez mis la dernière main, et qu’il paraîtra, comptez-vous qu’il ne se trouvera ni critiques, ni censures ?
– Oh ! S’il s’en trouvera ! Et combien ? Un bon ouvrage n’est jamais sans critique, souvent même il y a de la cabale et des jaloux ; mais je ne les crains point, et si l’on m’attaque, je me défendrai.
– Mais, dit le Chartreux, si en prenant quatre ans pour le retoucher vous étiez sûr de le mettre au-dessus de toute critique, en sorte que ceux qui vous portent le plus d’envie n’osassent souffler, et fussent contraints eux-mêmes de vous louer, n’attendriez-vous pas ces quatre ans à le donner au public ?
– Où est-ce, dit le Poète, que vous prétendez encore me mener, avec vos supputations ?
– À la vraie gloire, reprit le père ; à cette gloire que personne ne vous disputera, que l’univers entier vous accordera, et qui, au dernier jour et pendant l’éternité, forcera tous vos ennemis à vous louer, à confesser que vous avez bien fait, et à se désespérer de n’avoir pas fait comme vous.
– J’avoue bien, dit le Poète, que ce serait le meilleur ; que la gloire que nous recherchons dans ce monde, et après laquelle nous nous épuisons, n’est au fond qu’une chimère, qu’un fantôme qui nous séduit. Mais que voulez-vous ? On est homme ; on vit avec les hommes ; on est fou avec les fous.
– Et qui vous empêche, répliqua le père, d’être sage avec les sages ? Combien y en a-t-il pour qui la gloire de ce monde n’est rien, et qui ne sont occupés que du soin de mériter la gloire éternelle ? Vous vivez avec les hommes ; mais en moins de rien, vous et tous les hommes qui vivent avec vous, serez dans l’autre monde avec tous ceux qui nous ont précédés, et avec tous ceux qui nous suivront ; et enfin, au dernier jour, nous paraîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ. Que n’imitez-vous ceux qui pleins de ces pensées, ne travaillent que pour acquérir la vraie gloire de l’autre monde, qui sera solide, universelle, éternelle. »

« Mon cousin, dit le Poète, si je n’avais que vingt ans je me ferais Chartreux.
– Il ne s’agit pas, dit le père, de vous faire Chartreux : Il s’agit de vous faire bon Chrétien, fervent Chrétien. Et que faut-il faire pour cela, dit le Poète ? II faut, dit le père, mettre ordre à votre conscience, faire une bonne confession, vous adonner à la prière, aux bonnes œuvres, à la fréquentation des Sacrements, oublier le monde, et ne songer qu’à vous disposer à paraître avec honneur et avec gloire au jugement dernier.
– Et mon Poème, qu’en ferons-nous ?
– Il faut le jeter au feu et n’y plus penser.
– Je vous assure, dit le Poète, que si je l’avais ici, je le ferais brûler tout-à-l’heure devant vous : mais je m’en vais à la maison, et ce sera, en arrivant, la première chose que je ferai.
– Je ne m’y fie pas, reprit le Chartreux : envoyez-le-moi plutôt, et revenez me voir demain, nous le ferons brûler ensemble.
– Dans le moment, dit le Poète, vous allez le recevoir : il me semble qu’on m’a ôté une montagne de dessus les épaules, depuis que j’ai pris la résolution de me donner tout à Dieu, et de ne plus penser qu’à mon salut. Adieu, jusqu’à demain. »

Le Poète tint parole : dès le soir même il envoya le Poème, revint le lendemain le faire brûler et se confirmer dans ses bonnes résolutions, et ne s’occupa plus depuis que des exercices de piété. Sa pénitence fut austère, mais elle ne fut pas longue : il mourut six mois après, plein d’espérance et de consolation, et remerciant Dieu de l’avoir désabusé assez à temps pour lui demander pardon de son erreur. Il fut enterré aux Chartreux, comme il l’avait souhaité.

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Le marquis incrédule

Tandis que le père Jérôme, expliquait au roi et à toute la cour, les vérités de la religion chrétienne, et en particulier celles du Jugement dernier, un seigneur de la cour ; dont le titre revenait à celui du marquis, qui était parent du roi, bel esprit, et fort débauché, ne cessait, dans les conversations, de combattre ce que disait le père, et de proposer, surtout contre le Jugement dernier, des objections subtiles et des questions embarrassantes, auxquelles ces nouveaux catéchumènes ne pouvaient répondre.

Le roi voulut que le marquis proposât ces difficultés au père Jérôme lui-même, en présence de toute la cour, et que le père y répondît. Dans cette auguste assemblée, le marquis ayant parlé longtemps, avec beaucoup de feu et de facilité, mais sans aucun ordre, le père reprit son discours, et le réduisit aux trois points principaux qu’il attaquait ; savoir, la résurrection des corps, la manifestation des consciences, et la confusion des pécheurs, et y répondit ainsi, en adressant la parole au marquis.

1) Sur la résurrection des corps. Tout ce que vous avez dit, seigneur, contre la résurrection des corps n’est d’aucune difficulté pour celui qui a une juste idée de la puissance de Dieu, et qui la croit infinie comme vous la croyez vous-même. Celui qui a donné la vie à tout ce qui respire, peut la rendre aussi quand il lui plaira, et pour lui l’un n’est pas plus difficile que l’autre. Quelque dispersées que soient les cendres des morts, elles ne sont pas hors de la main de Dieu : il saura bien les retrouver, les démêler, les réunir.

Ce que vous objectez sur l’identité des corps, pour prouver qu’il est impossible que chacun de nous ressuscite avec son même corps ; n’aura pas plus de difficulté pour celui qui joindra le sentiment de sa propre faiblesse et de son ignorance à l’idée de la toute-puissance de Dieu. Car c’est une chose digne de compassion ; que nous qui ne comprenons rien dans les choses du siècle présent que nous voyons, nous veuillons comprendre tout dans le siècle futur que nous ne voyons pas, et que nous ne connaissons que par la foi.

Vous dites, seigneur, que la même matière aura appartenu successivement à plusieurs corps morts, et vous demandez à qui, au temps de la résurrection, elle appartiendra ? Et savez-vous, seigneur, si la même matière n’a pas appartenu successivement à plusieurs corps vivants ? Et cela empêche-t-il que chaque homme vivant n’ait son propre corps, et ne subsiste que dans son même corps ? Vous dites vous-même que vous eûtes, il y a quatre ans, une maladie qui vous réduisit à rien, et que vous ne pesiez pas la moitié de ce que vous pesiez auparavant. Vous avez repris votre embonpoint, et vous pesez maintenant plus que vous ne pesiez avant votre maladie. Avez-vous pour cela changé de corps ? N’avez-vous plus le même corps ? En avez-vous un autre ?

Un enfant dont le corps n’avait qu’un pied de haut, et qui est mort dans cet état, d’abord après son baptême, devrait, dites-vous, ressusciter n’ayant qu’un pied de haut, pour ressusciter dans son propre corps. Mais vous, seigneur, qui avez maintenant plus de six pieds de haut, n’avez-vous pas été un enfant d’un pied et d’un demi-pied, et de moins encore ? Est-ce que pour cela vous avez changé de corps, et n’avez-vous pas votre propre corps, le même corps que vous aviez en venant au monde ? Eh ! Seigneur, ce sont-là des mystères du siècle présent, que nous ne concevons point : pourquoi voulons-nous concevoir les mystères du siècle à venir ? Croyons sur la parole et reposons-nous sur la sagesse et la puissance de l’Auteur de l’un et de l’autre siècle.

Vous demandez ensuite quel espace pourra contenir cette multitude immense de corps ressuscités ? Seigneur, celui qui a divisé les enfants d’Adam, et les a dispersés sur la face de la terre, pour y vivre et en tirer leur subsistance, saura bien les placer, quand il viendra les juger. Vous n’avez point été chargé du premier soin, et vous ne vous en êtes point inquiété : vous n’êtes point chargé du second, ne vous en inquiétez pas non plus.

Vous demandez enfin si les physionomies seront les mêmes dans l’autre monde que dans celui-ci. Seigneur, toutes ces questions sont inutiles. Celui qui a su mettre dans ce monde l’ordre et la variété que nous y admirons, saura bien faire dans l’autre tout ce qui conviendra à sa gloire, au bonheur de ses amis et au supplice de ses ennemis. Les trésors de sa sagesse ne sont pas épuisés. Reposons-nous de tout sur lui, et ne nous occupons que du soin de vivre et de mourir dans son amour.

2) Sur la manifestation des consciences. Je passe, seigneur au second article que vous avez attaqué, et qui est la manifestation des consciences ; et je conviens avec vous que, pour que cette manifestation soit entière, il faut que chaque homme connaisse clairement et en détail ce qui regarde tous les autres hommes et chacun d’eux. 1l faut qu’il connaisse leurs situations, leurs rapports, leurs talents naturels, leurs grâces surnaturelles, et ensuite leurs actions, leurs pensées, leurs désirs, leurs intentions, leurs paroles, leurs écrits, et les suites que tout cela aura eues. Il faudra encore qu’il connaisse les voies de Dieu sur les hommes en général, et les attentions de la Providence sur chacun en particulier. Cela, et bien d’autres choses, sont un détail immense ; je l’avoue : mais enfin, seigneur, cela ne fait pas un objet infini, et ne demande pas, pour être connu, une lumière infinie : or Dieu peut communiquer à toute intelligence créée le degré de lumière qu’il lui plaira, dès que ce degré n’est pas infini. Vous revenez souvent à dire que cela est incompréhensible. J’en conviens, seigneur, mais en cela encore, comme dans le reste, nous pouvons nous aider de ce qui se passe ici-bas. Si quelqu’un eut été élevé dans un cachot, et n’eut jamais vu qu’à l’aide d’une petite bougie les objets contenus dans sa prison, il ne se persuaderait pas qu’il y a dans le monde une lumière qui éclaire en même temps plus de cent mille lieues de pays : et, quand on lui assurerait que cela est ainsi, en sorte que tous ceux qui habitent ce terrain immense voient distinctement et sans peine tous les objets ; tout ce qu’il pourrait faire serait de le croire sans, le comprendre. Cela est pourtant, et nous le voyons. Or, la différence qu’il y a entre la lumière d’une bougie et celle du Soleil, est moins grande que la différence qui se trouve entre la lumière que Dieu communique aux hommes maintenant, et celle qu’il leur communiquera au dernier jour. Vous ne devez donc pas avoir de difficulté à croire que, dans ce dernier jour, tout sera manifesté et paraîtra. Et vous ne devez pas vous flatter que, dans ce grand jour, aucune de vos actions ou de vos pensées puisse échapper à la connaissance d’un seul homme. Ce n’est pas la vérité de ce dogme qui est incroyable : ce sont les suites de cette vérité qui sont terribles : mais, après tout, nous pouvons encore les tourner en notre faveur.

Je réponds maintenant a la question que vous m’avez faite : si au dernier jour, si dans le ciel, si dans l’enfer on se reconnaîtra. Quand au dernier jour, il est bien clair qu’on se reconnaîtra. Car il est impossible que la manifestation soit aussi claire et aussi entière que nous l’avons dit, sans qu’on se reconnaisse, sans qu’on connaisse très-distinctement, non-seulement ceux avec qui on aura vécu, mais encore tous ceux qui nous auront précédés et qui nous auront suivis. Or, cette lumière que Dieu aura communiquée aux hommes pour ce jour-là, cette lumière si nécessaire à la justification de la Providence, à la gloire des Saints et à la confusion des pécheurs, pourquoi leur serait-elle ôtée ? Elle ne le sera point, elle subsistera éternellement. Ainsi on se connaîtra dans l’enfer pour son malheur, on se connaîtra dans le ciel pour son bonheur, et l’un et l’autre pour la gloire de Dieu dans tous les siècles.

3) Sur la confusion des pécheurs. Il ne me reste, seigneur, qu’un mot à dire sur ce que vous prétendez que le nombre des pécheurs se trouvant au dernier jour beaucoup plus grand que celui des Justes, les premiers ne devront ressentir aucune honte de leurs crimes. Vous ajoutez que dans ce monde les libertins se glorifient souvent de leurs débauches, et même en présence des Justes. Sans examiner ici la honte que dès ce moment les pécheurs peuvent ressentir de leurs péchés, sur quoi il y aurait bien des choses à dire, je réponds en trois mots, que ce qui rend quelquefois dans ce monde les pécheurs hardis et insolents, c’est leur aveuglément, l’absence du Juge, et l’éloignement du châtiment ; mais quand ils verront la gravité du péché, le Juge présent, et l’enfer prêt à les engloutir ; alors, seigneur, la confusion sera grande. Et comme la crainte de tous les autres ne diminuera point le sentiment de crainte que chacun aura pour soi, de même la confusion générale où seront tous les pécheurs n’empêchera point la confusion particulière que chacun ressentira.

Avant de finir, je réponds encore à une question que vous faites à ce sujet. Vous demandez si les péchés des Saints paraîtront. Oui pour leur gloire, et non pour leur confusion. Oui, seigneur, ils paraîtront effacés par le Sang de Jésus-Christ et lavés dans les larmes de la pénitence. Des péchés ainsi réparés ne seront point une tache, mais un ornement qui rehaussera l’éclat des Saints, qui fera la gloire de Jésus-Christ, et augmentera la confusion des pécheurs, parce qu’ayant eu les mêmes moyens pour effacer leurs péchés, ils n’auront pas voulu s’en servir, Et comme la connaissance que nous avons de l’adultère de David, du renoncement de saint Pierre, des débauches de saint Augustin, ne diminue en rien l’estime et le respect que nous avons pour ces grands Saints, de même la vue des péchés des Élus ne nuira ni à leur gloire, ni à leur félicité.

Après que le père Jérôme eut cessé de parler, le roi et toute la cour vinrent le remercier de la consolante instruction qu’il leur avait donnée. Pour le marquis, il se retira le dépit dans le cœur ; et, soit préjugé, soit vanité, il persista dans son incrédulité, et fut le seul de toute la cour qui ne reçut pas le baptême. Terrible Jugement de Dieu, funeste effet de la corruption du cœur, et d’une curiosité téméraire, qui veut sonder des mystères qu’il ne faut que croire et adorer.

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Du fil de la vie

Notre éternité dépend de notre mort ; notre mort dépend de notre vie, et notre vie ne tient qu’à un fil. Mais ce fil est bien faible, aisé à rompre, à couper, à brûler. Ce fil manque dans le temps qu’on s’y attend le moins, quelquefois dans le temps qu’on le croit le plus fort, et quelquefois par les moyens même que l’on prend pour les fortifier, comme vous l’allez voir dans la fin tragique de don Carlos, roi de Navarre. Vous savez peut-être cette histoire : mais quoiqu’on la sache, on la lit toujours avec frayeur et étonnement.

Ce roi fut l’homme le plus livré qu’il y ait peut-être jamais eu au vice honteux de la chair, se trouvant épuisé de débauches, et hors d’état de les continuer, il consulta ses médecins, qui lui ordonnèrent de se faire envelopper le corps d’un linceul imbibé d’eau-de-vie, et de rester ainsi vingt-quatre heures dans ce linceul bien serré et bien cousu. Le roi chargea de cette opération la plus jeune et la plus chérie de ses maîtresse, et en même temps la plus étourdie, car ayant achevé de coudre le linceul sur le corps du roi, elle voulut prendre ses ciseaux pour couper son fil, mais ne les trouvant pas sous sa main, elle eut l’imprudence d’approcher la bougie qui l’éclairait, et de brûler le fil à la lumière de cette bougie. Ce fil, qui se trouva imbibé d’eau-de-vie, prit feu, et le feu se communiqua au linceul, qui dans l’instant fut tout enflammé. Quels cris dans tout le palais ! Quel mouvement ! Quelle agitation ! Que ne fit-on point pour éteindre le feu et sauver le roi ! Mais tout fut inutile : le roi fut brûlé vif, avant qu’on eût pu lui donner aucun secours. Quelle mort ! Quelle vie ! Quelle éternité !

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Le pénitent du pape

Un homme de grande condition, mais grand pécheur, résolut enfin de se convertir. Il vint pour cela à Rome, et voulut avoir la consolation de se confesser au pape même. Le pape l’entendit, et fut édifié de l’exactitude de sa confession, de la vivacité de ses regrets, et de la générosité de ses résolutions. Mais quand il fut question de lui imposer la pénitence, le pénitent n’en pouvait accepter aucune, aucune ne se trouvait de son goût.

Jeûner ! Il n’en avait pas la force, lire, prier ! Il n’en avait pas le temps ; employer les instruments de pénitence ! Il ne les avait pas et n’en connaissait pas l’usage : faire une retraite, entreprendre un pèlerinage ! Il avait des affaires ; veiller, coucher sur la dure ! Sa santé ne le lui permettait pas : et puis, autre raison générale qu’il ne disait pas, un homme de sa condition ! Que faire donc à un homme de sa condition ? Le pape lui donna un anneau d’or, où étaient écrits ces deux mots : Memento mori (Souvenez-vous que vous devez mourir). Il lui imposa pour pénitence de porter cet anneau au doigt, et d’y lire les deux mots qui y étaient inscrits, au moins une fois chaque jour.

Le gentilhomme se retira fort content, se félicitant d’une si légère pénitence. Mais celle-ci amena toutes les autres. La pensée de la mort entra si fortement et si heureusement dans son esprit, qu’elle lui découvrit l’essentiel de sa condition d’homme mortel, et qu’il se dit à lui-même : Eh ! Puisque je dois mourir, qu’ai-je autre chose à faire dans se monde que de me préparer à bien mourir ? À quoi bon tant ménager une santé que la mort doit détruire ? Pourquoi épargner un corps et une chair qui doivent pourrir dans la terre ? Depuis ces réflexions faites il n’y eut genre de pénitences qui ne lui partit léger. Il les embrassa toutes, et y persévéra jusqu’à sa mort, qui fut précieuse devant Dieu, édifiante devant les hommes, et pleine de consolation pour lui. Ah ! Si nous réfléchissions bien sur ce mot : Je dois mourir ! Si nous tirions bien les justes conséquences qui suivent de ce mot : Puisque je dois mourir ! Si nous faisions une sérieuse attention à l’avertissement que nous donne ce mot : Ne dois-je donc pas mourir.

Au reste, que ces terribles mots ne vous effraient pas. Prenez seulement vos mesures, et la chose même ne vous effraiera pas.

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L’oracle de Delphes

Quand les anciens philosophes voulaient accréditer quelque maxime importante, ils la mettaient sur le compte d’un oracle, quoique le démon, qui présidait à ces oracles, fût bien éloigné de débiter de pareilles maximes.

On dit donc que Zénon, voulant mener une vie vertueuse, alla consulter l’oracle de Delphes, pour savoir de quel moyen il devait se servir pour vivre constamment dans la pratique de la vertu, et que l’oracle lui répondit : Consulte les morts.

En effet ; pour un Chrétien surtout, il n’y a point de moyen plus efficace et plus aisé de réformer sa vie et de persévérer dans le bien, que la pensée de la mort, et de l’éternité qui la suit. Si nous voulions, sur la conduite que nous devons tenir, consulter nos ancêtres, nos parents et nos amis défunts, ceux que nous avons vu mourir ; et que nous avons même conduits au tombeau, que ne nous diront-ils point ? Que notre vie serait sainte, que notre mort serait douce, si nous voulions écouter et suivre les leçons que nous donneraient les morts.

Plus la pensée de la mort est utile pour bien régler sa vie, et plus l’homme naturellement ennemi de la règle, se plaît à vivre dans l’oubli de la mort. Mais, comme en oubliant la mort, on sait que la mort ne nous oublie pas, les plus sages, tant les peuples que les particuliers, tant les Païens que les Chrétiens, ont toujours été soigneux de se rappeler par diverses industries, une pensée si salutaire.

Anciennement, dans la Chine, la veille du couronnement de l’empereur, tous les sculpteurs de la ville de Pékin lui présentaient chacun un morceau de marbre, afin qu’il choisît celui duquel il voulait qu’on fit son tombeau, parce qu’on devait commencer à y travailler dès le jour même de son couronnement. Le sculpteur qui avait présenté le marbre que l’empereur choisissait, était aussi celui qui était chargé de faire l’ouvrage, et c’était la ville qui le payait d’avance. Cette présentation des marbres se faisait en cérémonie et avec grande pompe, et était pour le peuple, et surtout pour l’empereur, une importante leçon. Prenez-la pour vous-même, et songez qu’autour de vous toute la nature travaille sans cesse à vous creuser un tombeau.

Dans la cérémonie du couronnement des rois Abissins, on leur présentait un vase plein de terre et une tête de mort, pour les avertir de ce qu’ils devaient être un jour, sans que la couronne pût les préserver du sort commun à tous les hommes. Encore aujourd’hui, à l’installation du Pontife romain, un clerc porte un peu d’étoupe au bout d’une canne de roseau, et approchant l’étoupe de la lumière d’un cierge, il la fait brûler sous les yeux du Pontife, en lui disant : Saint Père, ainsi passe la gloire du monde.

Philippe, roi de Macédoine, père d’Alexandre-le-grand, avait donné l’ordre à un de ses pages de lui dire trois fois tous les matins : Sire, souvenez-vous que vous êtes homme. Ce seul mot dit tout.

L’empereur Maximilien Ier avait fait faire sa bière quatre ans avant de mourir. Il l’avait toujours dans sa chambre, et, quand il voyageait, il la faisait toujours porter avec lui. Il trouvait en elle un bon conseil, et ayant suivi ses avis pendant sa vie, il vit sans peine le moment arriver auquel bientôt il devait y être renfermé.

Les chartreux se saluent, en disant : Souvenez-vous de la mort, parce qu’il n’y a rien de plus efficace que ce souvenir, pour nous faire persévérer dans les voies pénibles de la vertu, en nous mettant sous les yeux que notre pénitence finira bientôt, qu’elle sera suivie d’une félicité éternelle, et qu’elle nous délivrera d’un malheur éternel.

Saint Bernard avait coutume de se dire souvent pendant le jour : Si tu devais mourir aujourd’hui, ferais-tu cela ? Et quand il commençait quelque bonne action, ou quelque œuvre d’obligation, il se demandait : Si tu devais mourir après cette action, comment la ferais-tu ? Et ainsi, par le souvenir de la mort, il se maintenait dans une continuelle ferveur.

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Empédocle sur le mont Etna

Le mont Etna, appelé aujourd’hui le mont Gibel, est une montagne de Sicile, qui vomit continuellement des tourbillons de feux et de flammes. C’est une vraie image de l’enfer, et c’en est une en même temps du feu impur qui conduit à l’enfer. Je compare donc cette montagne ardente à tant d’assemblées mondaines, tant de bals scandaleux, tant de théâtres licencieux, qui, comme autant d’Etna, sont toujours environnés de flammes, et portent l’incendie dans tous les cœurs. Combien, outre cela, d’Etna particuliers, d’Etna ambulants, d’Etna cachés, dont les ardeurs ne sont pas moins dangereuses ! On ne saurait trop craindre tous ces feux, ni trop s’en éloigner. C’est vouloir y périr que de s’en approcher. Qui craint le péché, doit fuir l’occasion.

Empédocle, célèbre philosophe de l’antiquité, plus fameux par sa mort que par sa vie et ses écrits ; fut curieux de voir de près les feux du mont Etna. Il voulut par lui-même savoir ce que c’était que ces feux, comment ils sortaient, et quelles traces ils laissaient après eux. Il voulait voir le haut de la montagne, connaître la nature du terrain, examiner la construction du lieu, et s’assurer si tout ce qu’on en disait était bien véritable. Enfin, if voulait pouvoir en parler savamment, non sur le rapport des autres, mais sur ses propres observations.

Plus d’une fois ses disciples tâchèrent de le détourner d’une entreprise si dangereuse et si téméraire. On lui représenta que tous ceux qui l’avaient tentée y avaient péri ; qu’on devait se contenter de savoir de cette montagne ce qu’on pouvait en découvrir de loin sans risque ; que du reste il fallait en raisonner par conjecture et non par expérience. On lui représenta que le sommet devait être calciné, et qu’en croyant mettre le pied sur un terrain solide, il y avait danger de le mettre sur un abîme de cendre, et d’y être englouti.

On lui représenta enfin que le feu ne sortant pas toujours du même endroit de la montagne, l’éruption pouvait se faire tout-à-coup sous les pieds même de l’observateur, le brûler tout vif, et le réduire en cendre, avant qu’il fût descendu au fond du gouffre.

Empédocle répondait à tout cela qu’on s’alarmait trop aisément, que la peur exagérait le danger, qui n’était pas, à beaucoup près, aussi grand qu’on le disait ; qu’un philosophe ne devait pas se laisser intimider comme le vulgaire ; que si ceux qui avaient monté avant lui y avaient péri, c’était qu’ils n’y étaient pas allés en philosophes, et avec les précautions nécessaires : que pour lui, il avait pris de bonnes mesures, et ne courait aucun risque ; qu’il verrait, qu’il examinerait tout, qu’il reviendrait sain et sauf, et leur en apporterait des nouvelles.

Le philosophe ne disait point quelles étaient ces bonnes mesures qu’il avait prises, elles eussent paru trop ridicules. Elles se réduisaient à deux, et consistaient la première, à porter son bâton avec lui, pour sonder le terrain avant de mettre le pied ; la seconde, à monter pieds nus, pour sentir le terrain qui serait chaud, ou qui commencerait à le devenir, afin de pouvoir s’en retirer avant que l’éruption se fît.

Un beau matin donc Empédocle, sans rien dire à personne, prend son bâton et s’en va à la montagne, laisse ses sandales au bas, et grimpe nu-pieds jusqu’au sommet. Dans ce même temps, deux de ses disciples étant allés par hasard prendre le frais sur une montagne voisine, furent bien surpris de voir un homme se promener sur le mont Etna. Ils jugèrent bien que c’était leur maître, et ils frémirent du danger où il était. Mais que faire ? On ne pouvait plus l’en retirer ; ils se contentèrent donc de le suivre des yeux, et de considérer ce qu’il deviendrait.

Dès qu’Empédocle fut arrivé au haut de la montagne, il fut enchanté de la nouveauté du spectacle. Il vit là mille objets curieux et admirables aux yeux d’un amateur, mais qui, aux yeux de tout autre, n’eussent paru que hideux et méprisables. Il vit de vieilles roches calcinées, il vit des monticules de cendre, il vit des mares de soufre fondu et infect ; il vit des trous et des crevasses, il vit enfin par où actuellement la flamme s’élançait à une hauteur prodigieuse.

Empédocle se promenait autour de ce terrible volcan avec une intrépidité plus que philosophique. Son bâton lui fit éviter plus d’un abyme, et plus d’une fois la chaleur de ses pieds l’avertit de changer de place. Il eut même quelquefois la consolation de voir qu’il en avait changé à propos, le feu s’élançant avec fracas du lieu qu’il venait de quitter. Il s’applaudissait de son industrie, et se disposait à descendre. Il pensait combien il lui serait glorieux d’avoir pu, sans crainte et sans accident, parcourir cette fameuse montagne, que nul mortel avant lui n’avait pu franchir sans y perdre la vie ; et de pouvoir dire, en racontant les merveilles qu’elle contient j’y ai été, je l’ai vue. Tandis qu’il s’occupe de ces pensées, et qu’il jette encore un coup-d’œil sur les objets qui l’ont le plus frappé, et dont il se propose de faire sa description, il ne fut pas assez attentif à l’avertissement de ses pieds ou peut-être ses pieds ne l’avertirent pas, du moins assez à temps ; car il sortit de dessous lui un tourbillon de flammes, qui jeta au loin son bâton à demi brûlé. Pour lui, fut-il brûlé, fut-il englouti ? Peut-être fut-il l’un et l’autre. Tout ce qu’on en sait, c’est qu’il resta là, et ne parut plus.

Ses disciples, témoins de ce funeste accident, coururent aussitôt à l’endroit où ils avaient vu tomber le bâton, et ils reconnurent très-bien que c’était celui de leur maître. Ils firent ensuite le tour de la montagne, pour voir s’ils ne trouveraient point quelques-uns de ses membres épars ; mais ils ne trouvèrent que ses sandales, qu’ils placèrent avec le bâton dans le temple de la prudence, pour avertir ceux qui les verraient, que la vraie prudence consiste à éviter le danger, et que les précautions ne sont plus de saison, lorsque le danger est inévitable.

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