La question Juive

En ces temps si troublés, il est bon de rappeler les vérités de la sainte Église catholique, héritière de la vraie foi (détenue initialement par les fils d’Abraham) réformée depuis l’avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La question Juive est celle qui devrait nous interroger depuis la Crucifixion du Fils de l’Homme, Jésus-Christ étant la véritable et unique Pierre Angulaire de l’humanité.

Les réflexions contemporaines sur ce sujet se limitent principalement à deux camps : les pro-israéliens et les antisémites. Ces deux camps ont principalement des vues matérialistes et politiques, les véritables questions spirituelles étant, la plupart du temps, évacuées. Résumons l’antisémitisme en général. Nous n’évoquerons pas les tenants de l’autre partie puisqu’ils ont d’emblée acquis la cause d’Israël sans toutefois se soucier des questions spirituelles véritablement primordiales.
1) Le produit de l’antisémitisme le plus répréhensible fut bien évidemment Adolf Hitler avec sa doctrine nazie. Ce trouble personnage véhicule, par-delà la mort, une idéologie hautement subversive qui divise encore profondément les individus.
2) L’Islam est également vecteur d’un antisémitisme pour des raisons politiques : écarter du devant de la scène les descendants des tenants de la Loi pour que le Messie musulman, l’imam al-Mahdî, puisse se manifester et rétablir l’ordre.
3) Les mouvements d’extrême-gauche sont profondément antisémites pour des raisons comparables. Il s’agit d’une forme d’opposition au sionisme et à l’État d’Israël. Nous n’irons pas plus loin dans ces considérations.

Alors, suite à cette légère introduction, faut-il s’amouracher des juifs ou les maudire ? La question est simple : ni l’un, ni l’autre. La sainte Église catholique est formelle, nous devons prier pour leur conversion : nous argumenterons en ce sens lors de la conclusion de cet essai.

Étudions maintenant ce qui nous intéresse vraiment :
1) L’histoire des Juifs au cours des siècles
2) Leur responsabilité dans la Crucifixion de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
3) Les terribles conséquences engendrées à notre époque par le déicide.
4) Nous conclurons en utilisant les travaux du père Isidoro Da Alatri.
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L’importance de l’autorité des anciens

Plus particulièrement depuis le début du XXIe siècle, les personnes âgées sont systématiquement déclassées : on s’en débarrasse dès que possible en les plaçant en maison de retraite ou dans d’autres endroits que le restant de la population ne saurait voir. Or, leur sagesse pourrait être utilisée pour redresser l’état de décadence dans lequel est plongé notre civilisation. Encore une fois, le déclassement des aînés sous-entend une volonté de conserver au pouvoir une classe élitiste au détriment des autres. Ce mouvement tend plus généralement à l’instauration d’une gouvernance mondiale tyrannique à l’image d’un cruel empereur païen tel que Néron.

Lisons ce que dit l’abbé Fleury à propos des vieillards dans son ouvrage « les mœurs des Israélites et des chrétiens » (partie I, chapitre XXV, page 129 à 131).

« Non-seulement les pères, mais tous les vieillards avaient une grande autorité chez les Israélites et chez tous les peuples de l’antiquité. Partout on a d’abord choisi les juges des affaires particulières, et les conseillers du public, entre les hommes les plus âgés. De là vinrent à Rome les noms de sénat et de pères ; et ce grand respect pour la vieillesse, qu’ils avaient pris des Lacédémoniens. Rien n’est plus conforme à la nature. La jeunesse n’est qu’au mouvement et à l’action ; la vieillesse sait instruire, conseiller et commander. La gloire des jeunes gens est leur force, dit le Sage (Prov .2o. 29.), et la dignité des vieillards sont leurs cheveux blancs. Il est difficile qu’en un jeune homme, l’étude ou la bonté de l’esprit supplée à l’expérience ; et un vieillard, pourvu qu’il ait un bon sens naturel, est savant par l’expérience seule. Toutes les histoires font foi que les états les mieux gouvernés ont été ceux où les vieillards ont eu la principale autorité, et que les règnes des princes trop jeunes ont été les plus malheureux. C’est ce que dit le Sage (Eccl. 19.16.) : Malheur à la terre dont le roi est un enfant : et c’est ce malheur dont Dieu menace les Juifs, quand il leur fait dire par Isaïe (Isa. 5.4.), qu’il leur donnera des enfants pour princes. En effet, la jeunesse n’a ni patience, ni prévoyance ; elle est ennemie de la règle, et ne cherche que le plaisir et le changement.

Dès que les Hébreux commencèrent à former un peuple, ils furent gouvernés par les vieillards. Quand Moïse vint en Égypte leur promettre la liberté de la part de Dieu, il assembla les anciens, et fit en leur présence les miracles qui étaient les preuves de sa mission (Exod. 4. 29.). Tous les anciens d’Israël vinrent au festin qu’il fit à son beau-père Jethro (Exod. 18. 12.). Quand Dieu lui voulut donner un conseil pour le soulager dans la conduite de ce grand peuple (Num. 11. 16.) : Choisissez, lui dit-il, soixante-dix hommes que vous connaissiez, pour être les anciens et les intendants du peuple. Ils étaient donc déjà en autorité avant que la loi fût donnée, et que l’État eût pris sa forme. Dans toute la suite de l’Écriture, toutes les fois qu’il est parlé des assemblées et des affaires publiques, les anciens sont toujours mis au premier rang, et quelquefois ils sont nommés seuls.

De la vient l’expression du psaume (Ps. 106. 32.), qui exhorte à louer Dieu dans l’assemblée du peuple, et dans la séance des vieillards, c’est-à-dire le conseil public. Ce sont les deux parties qui composaient toutes les anciennes républiques : l’assemblée, que les Grecs nommaient Ecclesia, et les Latins Concio, et le sénat. Les noms d’anciens ont passé par la suite en titres de dignité ; du mot grec est venu le nom de prêtre, et du mot latin le nom de seigneur (3. Reg. 12. 8. 2. par. 12. 13.). On peut juger de l’âge que demandaient les Hébreux, pour compter un homme entre les vieillards, par le titre de jeunes gens donné à ceux dont Roboam suivit le conseil. Car il est dit qu’ils avaient été élevés avec lui, d’où on peut conclure qu’ils étaient environ de son âge ; et il avait alors quarante ans. »

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L’anéantissement de l’autorité paternelle

Les conséquences de la destruction du rôle de la paternité sont terribles sur la civilisation. Mais savons-nous pourquoi ? Après la lecture d’un extrait du livre « les mœurs des Israélites et des chrétiens » de l’abbé Fleury, nous comprenons, en faisant le parallèle avec la civilisation moderne, que l’anéantissement de l’autorité paternelle renforce la tyrannie de ceux qui souhaitent obtenir le pouvoir à travers une gouvernance mondiale. En effet, la disparition de l’autorité du chef de famille a sa part de responsabilité dans le chaos civilisationnel. Ce même désordre renforce, d’un point de vue stratégique, l’idée fallacieuse qu’il faille instaurer un gouvernement mondialisé de type élitiste et dictatorial, afin de restaurer l’ordre perdu. Ce sont là d’effroyables théories messianiques qui sont prêtes à émerger lorsque la peur aura suffisamment secoué les nations, mais est-ce que la multitude en a seulement conscience ?

Découvrons sans plus tarder l’extrait du livre de l’abbé Fleury (partie I, chapitre XXIV, page 128 à 129).

« Quant à la puissance paternelle des Hébreux, la loi leur permettait de vendre leurs filles (Eccl, v .2.7. Percoemptionem. 2.Est. v, 2.5.Isa, 1.) : mais cette vente était une espèce de mariage, comme il y en eut chez les Romains. Nous voyons toutefois par un passage d’Isaïe, que les pères vendaient leurs enfants à leurs créanciers : et du temps de Néhémias, les pauvres proposaient de vendre leurs enfants, pour avoir de quoi vivre : et d’autres se plaignaient de n’avoir pas de quoi racheter leurs enfants déjà réduits en servitude. Ils avaient droit de vie et de mort sur leurs enfants, puisque le sage dit (Prov. 19. 12.) : Corrigez votre fils sans perdre l’espérance ; mais ne vous aheurtez pas à le faire mourir. Il est vrai qu’ils n’avaient pas la liberté comme les Romains d’exercer ce droit si rigoureux de leur autorité privée sans la participation du magistrat (Lev. lib. 2.). La loi de Dieu permettait seulement au père et à la mère, après avoir essayé toutes les corrections domestiques, de dénoncer au sénat de la ville leur fils désobéissant et débauché ; et sur leur plainte, il était condamné à mort, et lapidé (Deut. 2 1. 19.). Cette même loi fut pratiquée à Athènes (Heliod. Iv ) : et elle était fondée sur ce que les enfants tiennent la vie de leurs pères, et que l’on supposait qu’il s’en trouverait point d’assez dénaturés pour faire périr leurs enfants, s’ils ne commettaient des crimes horribles. Cependant cette crainte était très utile, pour tenir les enfants dans une entière soumission.

Nous ne voyons que trop les maux qui sont venus d’avoir laissé affaiblir, ou plutôt anéantir la puissance paternelle. Quelque jeune que soit un fils, sitôt qu’il est marié, ou qu’il a le moyen de subsister sans son père, il prétend ne lui devoir plus qu’un peu de respect. De-là vient la multiplication infinie des petites familles, et des gens qui vivent seuls, ou dans les maisons publiques, dans lesquelles tous sont également maîtres. Ces jeunes gens indépendants, s’ils sont riches, se plongent dans la débauche, et se ruinent ; s’ils sont pauvres, ils deviennent des vagabonds et des gens sans aveu, capables de toutes sortes de crimes. Outre la corruption des mœurs, cette indépendance peut aussi causer de grands maux dans l’État ; car il est bien plus difficile de gouverner une multitude d’hommes, séparés et indociles, qu’un petit nombre de chefs de famille, dont chacun répondait d’un grand nombre d’hommes, et était d’ordinaire un vieillard instruit des lois. »

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Israël, nation sainte. Israël, nation déchue

Pour comprendre le monde actuel, il est nécessaire de remonter très loin dans le temps. C’est en s’appuyant sur les travaux de nos aïeux catholiques (voir par exemple l’excellent ouvrage de l’abbé Fleury : « les mœurs des Israélites et des chrétiens ») que nous pouvons redécouvrir les vérités aujourd’hui oubliées. Israël, jusqu’aux temps de Jésus, fut une nation sainte. En effet, les Hébreux étaient les gardiens de la vraie foi. Les prophètes et la loi de Moïse guidaient les fidèles sur la voie droite. C’est lors de la naissance de Jésus-Christ que Israël fut à l’apogée de sa sainteté avant d’y mettre un terme en crucifiant l’unique Fils de Dieu. À partir de cette funeste date, le catholicisme se dispersa aux quatre coins du monde pour naître dans la douleur, notamment pendant les persécutions qui ont eu lieu du temps des derniers empereurs païens.

La sainte Église, fondée par Notre Seigneur et gardienne de la vraie foi, sut préserver le monde du chaos pendant deux millénaires. Même si, de nos jours, elle se trouve plongée dans une grande crise, l’Église ne saurait être détruite puisque les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. Celle-ci est seulement éclipsée par les ennemis du Christ qui sont à l’apogée de leur puissance. La décadence a perverti nos mœurs sur une très longue période, rythme qui s’est toutefois accéléré à partir de la fin du XXe siècle.

Nous remarquons qu’au fil de l’histoire de l’Europe catholique, ceux qui ont perdu la vraie foi ont inventé toutes sortes de stratagèmes humains pour essayer d’anéantir les commandements de Notre Seigneur. C’est par les doctrines ésotériques (alchimie, hermétisme, kabbale, etc.), spirituelles (gnose, new age, orientalisme, philosophie, théosophie, etc.), politiques (capitalisme, jacobinisme, libéralisme, marxisme, etc.), économiques (keynésianisme, marxisme, etc.), sociales (anthropologie postmoderne héritée des Lumières), financières (finance de marché, finance d’entreprise, etc.) que les ennemis du Christ ont pu engendrer et maintenir le progrès indéfini dans une espèce de cycle perpétuel : la foi catholique, authentique héritière des commandements de Jésus-Christ, s’est retrouvée submergée au milieu de ces grands ensembles théoriques. Elle n’a pas disparu : elle s’est plutôt dissoute comme le ferait le sel (« vous êtes le sel de la terre ») dans un liquide composé d’eau, de vinaigre, d’huile, etc.

Lorsque ces théories trop humaines auront entraîné le monde dans le chaos, cet ensemble liquide disparaîtra dans les fissures qu’il aura lui-même provoquées. Le sel, quant à lui, c’est-à-dire la vraie foi catholique, se retrouvera déposé dans le fond et l’humanité saura reconnaître, pour un temps donné, la Vérité et l’appliquera. Il s’agit là du royaume du Sacré-Cœur : « je régnerai malgré mes ennemis » comme l’a annoncé Notre-Seigneur à Marguerite-Marie.

Les lois saintes de Jésus-Christ sont, plus que jamais, repoussées en ce XXIe siècle : les lois naturelles qui sont le socle du surnaturalisme (lois divines enseignées par Jésus-Christ) sont en passe d’être supplantées par les découvertes dans le domaine de la science du génome et de l’intelligence artificielle. Les notions fondamentales de différenciation sexuée pourraient être détruites par la folie de cette science sans conscience et ennemie de Dieu : les enfants pourraient naître sans parents, l’homme pourrait devenir femme, la femme pourrait devenir homme.

Tout deviendrait sens dessus-dessous : le chaos profitant aux ennemis de Dieu, ceux-ci chercheraient à se constituer dans une despotique gouvernance mondiale, symbole du règne de Caïn (« je mettrai inimité entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité : celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon »). Cependant, il est évident, selon les promesses du vrai Dieu, que ce règne despotique est une utopie maléfique qui ne verra jamais le jour puisqu’il est dit que Satan blessera seulement le talon de la femme (symbole de la Vierge Marie) tandis qu’elle lui écrasera la tête (victoire de la vraie foi : Abel qui renverse le règne de Caïn).

L’œil aguerri qui connaît les mœurs des Israélites du temps de Jésus s’aperçoit que la science transhumaniste est opposée à celles-ci : la morale découlant des lois de Dieu interdit formellement l’immoralité, l’impureté, la perversité, le mensonge, la fainéantise, la convoitise, etc. Or, c’est au fil des siècles, à un rythme très lent, que la décadence a arraché l’ensemble des lois qui maintenaient l’humanité dans une authentique paix catholique. La puissance de cette force destructrice s’est accrue au moment de l’apparition de l’usure : les premiers instincts de convoitise humaine préparaient l’accumulation monétaire placée entre les mains d’une poignée d’individus.

Bien des siècles plus tard (après que les ennemis du Christ eurent accumulé secrètement leur fortune au fil du temps à partir du XIIe siècle), à l’apogée du matérialisme, l’essor des multinationales et de la finance a fini par octroyer une richesse inouïe à quelques individus, qui se sont vus hériter de la fortune de leurs aïeux malicieux, pour devenir les nouveaux empereurs païens de la civilisation du progrès indéfini. Ces mêmes individus ont pu prendre le contrôle des médias à travers leurs multinationales en s’appuyant sur les mécanismes théoriques de l’économie et de la finance tels que les fusions et les acquisitions. L’argent étant le socle de cette civilisation, il est tout à fait logique que le pouvoir revienne à ceux qui souhaitent l’obtenir à n’importe quel prix. Un enrichissement aussi malveillant qu’entêté ne peut se faire que par des lois scélérates dans une civilisation de type caïnique, puisque l’usure est interdite dans le catholicisme authentique (héritier des commandements surnaturels de Jésus-Christ).

Tant que l’humanité n’aura pas compris que c’est la pureté de cœur et la volonté de s’affranchir du péché qui peut la transcender, elle continuera de s’enfoncer dans les affres du malheur, de la guerre et des destructions violentes. Jésus-Christ est le Sauveur du monde : Il a porté tous les péchés de l’humanité sur lui ; Il nous a enseigné la Vérité qui peut nous affranchir de nos chaînes. Or, l’esprit du monde souhaite appliquer ses propres règles, ses propres lois, au détriment de l’intelligence la plus élémentaire (théorie du sel noyé dans un ensemble liquide qui a été évoquée plus haut). Ces principes ont été inventés afin que les richesses matérielles reviennent inévitablement à ceux qui possèdent déjà l’argent et le pouvoir : ce phénomène est comparable au jeu de bonneteau puisque les gagnants amassent toujours davantage tandis que les perdants voient leurs biens s’amoindrir d’autant (principe très-contemporain de la privatisation des bénéfices et de la socialisation des déficits).

Israël fut le berceau de la vraie foi : Jésus-Christ en est la plus noble expression. La beauté de la catholicité prouve que Notre Seigneur est le point de départ de toute chose pure et noble. Sans Jésus-Christ, le monde n’aurait jamais connu cette paix honnête que la plupart de nos contemporains ont oubliée, par méconnaissance de l’histoire et de la vraie religion.

Si l’on avance rapidement dans le temps, en partant de Jésus-Christ pour arriver en 2017, on voit apparaître deux mondes antonymes :

1) L’un, datant approximativement du Ier siècle, est basé sur les lois naturelles, surnaturelles et sur la précieuse conservation de la vraie foi en Dieu. Dans ce monde-là, la spiritualité est un trésor puisque la pureté du cœur est la chose la plus recherchée. L’homme sincèrement noble peut être élevé au rang des princes. Le gentilhomme médite sur la vie et sur la mort, sur les grandes questions qui guident l’humanité pour la faire avancer sur le bon chemin. Ceux qui cherchent la vertu sont moins nombreux que les autres, c’est pourquoi il est dit que les sentiers de la perdition sont larges. Toutefois, dans une époque très-chrétienne, les chercheurs des trésors célestes (synonyme de la vraie foi en Dieu) peuvent être nombreux : on les appelle les bienheureux. La foi catholique a engendré un grand nombre de saints au fil des siècles : c’est la preuve que la sève coule en abondance dans une époque authentiquement catholique.

2) L’autre, datant du XXIe siècle, est basé sur la théorie du progrès indéfini. Ce dogme souhaite mettre un terme aux lois naturelles (socle des lois surnaturelles et donc gardiennes de la vraie foi dans une certaine mesure). Les rêveurs les plus fous sont ceux qui cherchent à atteindre l’immortalité par la modification du génome humain. Les milliardaires souhaiteraient s’affranchir de la mort afin de crier aux petites gens qu’ils sont les maîtres du monde. Ne serait-ce pas là une atroce injustice, le comble de l’horreur humaine ? Dans ce siècle si matérialiste, l’individu « rouleau compresseur », c’est-à-dire l’homme qui souhaite réussir en écrasant la tête de ceux qui se trouvent en dessous de lui, est celui qui obtient la gloire médiatique : l’homme immoral peut se hisser sur le haut du podium en levant triomphalement les bras. Pourtant cette gloriole n’est que passagère. Cette époque est donc celle des chimères et des cauchemars éveillés.

Si l’homme se souvenait subitement de sa mort, de sa courte vie sur terre, ne chercherait-il pas à s’améliorer ? Si l’homme se souvenait encore de Dieu, ne mettrait-il pas un terme aux recherches liées à l’intelligence artificielle, à la modification du génome humain ? Ne détruirait-il pas ces horreurs dans un grand feu de joie ? Ne chercherait-il pas à mettre fin aux injustices, ne se transformerait-il pas, finalement, en l’un de ces chevaliers qui allaient autrefois sauver la veuve, le vieillard, le pauvre, le malade et l’orphelin ? Où sont passés les héros de jadis ? La réponse est crue : l’égoïsme a temporairement triomphé de la fraternité catholique.

Finalement, le rejet de Dieu n’a-t-il pas entraîné les horreurs qui sont en train de naître sous nos yeux ? Combien faudra-t-il encore de morts (lors d’attaques terroriste, de guerres civiles, de partitions de pays européens à cause d’une indépendance régionaliste, de guerre nucléaire, etc.) et de châtiments (séismes, volcans, ouragans, pollutions toxiques, destruction irréversible de la nature, modification des courants océaniques, etc.) pour que l’homme redevienne sage, à l’image de ses lointains aïeux Hébreux ? (pour ceux qui douteraient encore de leur sagesse, il faut lire « les mœurs des Israélites et des chrétiens »)

Concluons rapidement : Israël est au centre de l’histoire. Israël, autrefois nation sainte et gardienne de la foi, a donné naissance à Notre Seigneur Jésus-Christ, Sauveur de l’humanité. Désormais, Israël, nation déchue, vectrice du progrès indéfini et du transhumanisme, donnera potentiellement naissance à l’antéchrist. Mais, à la fin, lors du Jugement Dernier, Jésus-Christ fera paître Ses brebis au Paradis tandis qu’Il enverra les fils de la perdition brûler éternellement dans le feu de l’enfer. Qu’il en soit ainsi puisqu’il s’agit de la véritable finalité de l’humanité.

Stéphane
Rédigé le 7 octobre 2017 pour le blog « la France Chrétienne »

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La suppression de la Compagnie de Jésus

XLIe lettre adressée à Carlo Bertinazzi
La suppression de la Compagnie de Jésus

Rome, 25 juillet 1773.

Tu arrives un peu tard pour me parler en faveur des jésuites. J’ai examiné lentement, j’ai pesé avec maturité les droits d’un ordre existant depuis plusieurs siècles, approuvé par une longue suite de pontifes, utile à l’instruction, fécond en martyrs, et les dangers d’une société formant un État dans tous les États. Malgré son vœu formel d’obéissance au Saint-Siège, elle répond aux propositions de modifier ses statuts : Qu’ils soient ce qu’ils sont, ou n’existent pas (Sint ut sunt, aut non sint).

Dis à tes protégés, M. le négociateur, que je n’ai pris conseil ici que des personnes désintéressées dans cette cause. Tantôt, je me suis fait ouvrir les archives de la propagande pour y relire les Mémoires du cardinal de Tournon, de MM. Maigrot et de La Beaume, et tantôt les apologies de la Société par les missionnaires-jésuites. Père des fidèles, et surtout des religieux, je n’ai pu détruire un ordre célèbre sans avoir des raisons qui me justifient aux yeux de la postérité. Dis que j’ai continué les desseins de Benoît XIV ; que, sur l’avis spécial des cardinaux Marafoschi, Zelada, Negroni, Carafa, Corsini, et d’après la situation où se trouve la chrétienté, je n’ai pas voulu ramener ces temps malheureux où les papes, sans asile, avaient pour ennemis les rois et les empereurs. Jésus-Christ n’a fondé que deux sociétés pour perpétuer sa doctrine, les évêques et les prêtres. Les beaux siècles de notre Église ont-ils eu des religieux et des moines ?

Enfin, je l’ai signé hier, 21 juillet, ce bref que les historiens désigneront sans doute par les premiers mots de sa teneur : Ad perpetuam rei memoriam. Plusieurs personnes étaient présentes lorsque j’ai saisi la plume ; elles m’ont entendu dire, en la posant sur un prie-dieu : « La voilà cette suppression ! Elle est accomplie : je ne m’en repens pas ; elle m’a paru indispensable au bien de l’Église ; si elle n’était pas faite, je la ferais encore… mais c’est ma condamnation que je signe : cette suppression causera ma perte. »

Ces paroles, j’ai senti que j’avais eu tort de les prononcer ; mais il n’était plus temps ; elles s’étaient comme précipitées sur mes lèvres. Je le sais : on avancera qu’en recevant la tiare, je m’étais engagé à anéantir cet Ordre : ceci est une calomnie, et je le proteste sur mon salut ; mais je ne me suis point dissimulé qu’on avait placé cette espérance en moi, et que les Princes, qui ont tant contribué à me revêtir de cette dignité périlleuse, l’ont fait expressément pour arriver à la destruction de leurs éternels et irréconciliables ennemis.

Déjà on me menace : une religieuse de Valentano, Bernardina Beruzzi, annonce que le jubilé ne sera point ouvert par mes ordres. Ce matin, ces quatre lettres, dont j’ai sans peine deviné le sens hostile, étaient tracées sur les portes du palais : P. S. S. V. (Presto sara sede vacante. Le siège sera bientôt vacant.)

N’importe, j’ai fait mon devoir ; et, maintenant que la paix des empires est assurée au loin, je voue mes soins tout entiers à la prospérité des Romains. Déjà j’ai ôté à des maltotiers avides l’approvisionnement des blés ; j’ai pourvu à l’entretien de quelques chemins, et je fais établir des postes sur la route de Civita-Vecchia. Il était singulier que le port où les galères du Pape sont ordinairement stationnées fût privé d’un tel avantage. Ancône a reçu aussi quelques réparations. On emploie avec succès cette fameuse machine essayée par Clément XI, pour détourner les eaux du Tibre. Déjà on a trouvé dans le sein de ce fleuve de grandes richesses pour les arts. Je crois que le musée où elles sont déposées prendra mon nom (Musée clémentin). Des occasions favorables m’ont fait enrichir aussi de livres et d’estampes la bibliothèque du Vatican ; et enfin j’ai reçu du cardinal Passionéi la promesse que les précieuses collections qu’il possède seront léguées un jour à ce même dépôt des connaissances humaines. Je ne souffre plus qu’on mutile des enfants pour le plaisir des oreilles profanes ; j’ai éloigné des temples ces victimes : insulter l’homme pour honorer Dieu, était digne des temps barbares. J’aime beaucoup la musique, mais l’humanité davantage.

Les jours les plus heureux de ma vie sont ceux que je passe maintenant, au mois de mai ou d’octobre, à quatre lieues de Rome, dans la retraite de Castel-Gandolfe. Ce palais solitaire, ouvrage de Bernin, est au bord du lac Albano. Là des vues magnifiques se déroulent sous mes yeux ; la ville des Césars apparaît encore dans le lointain ; et tout ce que les poètes ont dit de sublime ou d’ingénieux sur elle se présente à mon imagination. Tantôt la fleur que je cultive, ou l’insecte brillant qui traverse un sentier occupent toutes mes facultés ; et tantôt, le regard sur un vaste horizon, je me plais à croire que ma puissance peut opérer quelque bien dans ces immenses campagnes. Le manque d’ombrages les désole ; il faudrait élever un rempart de verdure entre ces champs et les funestes exhalaisons des marais de Cisterna. Les pauvres gens qui vont couper les moissons reviennent presque tous malades. Cet air, dilaté par l’excessive chaleur, se condense tout-à-coup au coucher du soleil ; et, retombant sur des corps épuisés de fatigues, y dépose le germe des fièvres intermittentes.

Je sais bien que, dès l’antiquité, ce climat était menaçant ; Horace expose déjà ses craintes pour aller visiter Mécène dans sa villa. De leur temps, un temple à la fièvre était ouvert sur le mont Palatin ; mais je ne puis renoncer à l’espérance d’améliorer un jour, par le travail de nos ingénieurs, cette patrie de la misère laborieuse.

Oh ! C’est alors que mon nom obscur obtiendrait quelque importance dans l’avenir ! J’aimerais mieux protéger des cabanes qu’élever des pyramides, et même des temples fastueux. On parlera peut-être un jour de moi dans ces pauvres villages comme on s’entretient d’Horace et du roi Négron. C’est un singulier caprice des traditions, c’est une étrange dérision de la renommée, que ce poète soit devenu ici le grand architecte de toutes les ruines dont on ne sait pas le nom ; et Néron (le roi Négron), le bienfaiteur à qui l’on doit toutes les citernes et les piscines où le pâtre va puiser la vie de ses troupeaux et la sienne. Cet exemple-là est un peu décourageant pour le zèle des philanthropes futurs, mais celui qui, en obligeant, n’a pas compté sur l’ingratitude, n’a fait que la moitié de son devoir. Adieu : tu entendras parler un jour de mes vastes projets.

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Un difficile conclave

XXXIVe lettre adressée à Carlo Bertinazzi
Un difficile conclave (qui élira Clément XIV)

Rome, 16 avril 1769.

Le 2 février dernier, à neuf heures du soir, et au moment où il allait se mettre au lit, le Saint-Père éprouva une convulsion violente, jeta un grand cri et expira.

Cette mort singulière occupe au loin les esprits : à Rome, on est surtout livré aux regrets d’une telle perte. Clément avait un zèle à toute épreuve, des mœurs d’or, une piété évangélique. Il commit sans doute des erreurs ; quelque imprévoyance de sa part causa une longue disette dans ses Etats ; sa résistance au sujet de Parme, sa bulle Apostolicam ont attiré sur l’Église plus d’une tempête ; mais il était averti lui-même du danger des conseils dont on l’avait environné ; et la veille même de sa mort était indiquée comme le jour d’ouverture de ce consistoire, où nous devions exposer nos avis.

Au lieu d’un consistoire, c’est un conclave qui est assemblé. Il y a déjà quarante jours que je suis sous le secret des murailles, et je ne prévois guère quand je serai libre d’en sortir. Quand cette lettre pourrait te parvenir avant la promotion du futur pontife, je n’essaierais pas de te dire qui l’on choisira. C’est toujours celui à qui on ne pense pas ; et cela est si vrai, que les Romains, accoutumés aux ambitions déçues et aux prophéties détruites, ont adopté ce proverbe : « Tel qui entre pape au conclave, en sort cardinal. »

Mon choix particulier est déjà fait. Le sacré collège offre dans ses membres plusieurs sujets dignes de ces périlleux honneurs ; mais le plus ferme et le plus sage à la fois est, à mes yeux, le cardinal Corsini. Ce n’est pas lui qu’on désigne ; c’est un prince romain de l’illustre famille des Chigi.

Jamais prince, quel qu’il soit, n’aura été élu dans un temps plus désastreux. L’Espagne, mécontente, ne dissimule point ses ressentiments contre notre cour ; Louis XV est en possession du comtat d’Avignon ; Naples retient une autre partie de notre territoire ; Venise prétend réformer ses moines sans recourir à l’autorité du Saint-Siège ; la Pologne veut diminuer les privilèges de la nonciature ; le Portugal menace de se donner un patriarche, et de ne plus communiquer avec nous que par la voie des prières ; les Romains murmurent eux-mêmes de voir se séparer d’eux les étrangers ; et enfin l’esprit de vertige qui travaille ce siècle ébranle à la fois les pontifes, les monarques et le christianisme !

Les jésuites, intéressés plus que tout autre corps religieux, dans un embarras dont ils sont la principale cause, intriguent ouvertement pour que l’Église ait un chef à leur dévotion. Je ne fais pas de vœux pour leur succès ; mais sans passion comme je le suis ici, sans engagement avec personne, sans préoccupation d’aucune espèce, sans ambition, même celle de voir triompher ce que je crois le meilleur parti, je suis placé on ne peut mieux pour observer. J’ai du loisir ; souvent j’en ai beaucoup trop ; je me délasse de cette oisiveté en contemplant la scène mobile qui s’embrouille, se dénoue, se renoue vingt fois par jour. Si quelque écrivain philosophe était, comme moi, spectateur, que d’utiles observations ne pourrait-il pas faire sur le cœur des hommes ? J’en demande pardon à mes confrères ; mais leur gravité même n’exclut pas toujours les traits facétieux. Un poète comique tirerait parti de plus d’une chose dans un conclave : votre Molière y eût recueilli des traits excellents.

Sais-tu ce que c’est qu’un conclave ? Une réunion de vieillards, moins occupés du ciel que de la terre, et dont quelques-uns se font plus maladifs, plus goutteux et plus cacochymes qu’ils ne le sont encore, dans l’espérance d’inspirer un vif intérêt à leurs partisans. Grand nombre d’Éminences ne renonçant jamais à la possibilité d’une élection, le rival le plus près de la tombe excite toujours le moins de répugnance. Un rhumatisme est ici un titre à la confiance ; l’hydropisie a ses partisans : car l’ambition et la mort comptent sur les mêmes chances. Le cercueil sert comme de marchepied au trône ; et il y a tel pieux candidat qui négocierait avec son concurrent, si la durée du nouveau règne pouvait avoir son terme obligatoire comme celui d’un effet de commerce. Eh ! Ne sais-tu pas toi-même que le pâtre d’Ancône brûla gaiement ses béquilles dès qu’il eut ceint la tiare ; et que Léon X, élu à trente-huit ans, avait eu grand soin de ne guérir d’un mal mortel que le lendemain de son couronnement ? Nier que la cabale et la ruse aient une entrée au sacré collège, ce serait démentir l’évidence, ce serait contredire l’histoire de tous les temps.

Nous sommes donc enfermés : chacun a sa cellule ; toute communication est interdite avec le dehors. Un tel usage date déjà de loin ; il remonte à 1270, époque de l’élection de Clément IV. Les cardinaux étaient alors rassemblés à Pérouse et depuis six mois. Les bourgeois de la ville, apprenant que leurs hôtes allaient se séparer, faute de pouvoir conclure, s’opposèrent de force au départ ; murèrent, selon toute la rigueur du mot, les issues de l’église où délibéraient les porporati, et les forcèrent ainsi à une promotion. Ce fut celle de Guido Fulcadi, ce Clément IV, de modeste mémoire.

Quand les conclaves s’assemblent en été, la chaleur, le manque d’air, le voisinage immédiat de tant de personnes sont, dit-on, insupportables : dans ce mois-ci, l’aria cattiva est moins redoutable ; et cependant je me sens déjà une sorte de malaise. Il est causé sans doute par la privation d’exercice et le manque de mes livres, condition si essentielle de ma vie. Les premiers jours c’était un tumulte, dans les corridors, à ne s’entendre pas jusqu’au milieu de la nuit. L’un se débattait contre le Maréchal de l’église, ou contre le cardinal Camerlingue, afin d’introduire, pour le service de sa personne, plus de gens que les règlements ne le comportent ; un autre faisait poser des tapis, une cheminée postiche et ses armoiries pour orner un réduit en planches de dix palmes carrées. C’était à qui, outre ces deux conclavistes et les serviteurs communs du collège, aurait un maître-d’hôtel et sa livrée. Celui-ci voulait son épinette, et celui-là son perroquet ; le cardinal T. abandonnait tous les privilèges qu’il pouvait réclamer, pourvu que son cuisinier s’enfermât avec lui.

Nous avons déjà trois factions : les POLITIQUES, LES DÉVOTS et LES INDÉCIS. On me fait l’honneur de me ranger dans la première de ces classes. Les plaisanteries sont ici de mode dans les murs, comme hors des murs. Le cardinal doyen m’a demandé, en présence de cinq ou six de nos confrères, si je voulais être élu.

« Le temps, ai-je dit, n’est pas favorable aux Religieux, et Sixte-Quint a usé les ressources de l’humilité en s’en faisant un jeu. D’ailleurs, vous êtes en trop petit nombre pour me choisir, et vous êtes trop pour avoir mon secret. »

Ainsi le temps s’écoule en discours puérils, ou en intrigues. Le cardinal Quirini avait bien raison de comparer un conclave à une ruche d’abeilles : ceux-là piquent, ceux-ci bourdonnent ; on emploie tour à tour, pour composer le miel, le baume et l’absinthe.

Ces jeunes abbés de toutes nations, tenus à Rome en expectative, ont brigué à l’envi les places de conclavistes : les plus gentilshommes d’entre eux n’ont pas dédaigné un emploi qui tient beaucoup aux fonctions de serviteurs. J’ai cédé, pour ma part, aux instances d’un petit-collet français, M. l’abbé Néraud, le plus jovial gascon qui porte la tonsure : lui, et le frère François, mon compagnon inséparable, voilà toute ma cour et toute ma maison. Cette maison est sur un pied de sobriété qui a un peu étonné le compatriote de M. de Bernis. Dès le second jour de réclusion, il s’est glissé dans les offices du cardinal T., lassé qu’il était de partager mon repas ordinaire : un peu de fenouil et deux grives maigres. Et comme je lui faisais remarquer que peut-être on attribuerait son assiduité chez le cardinal à quelques menées qui sont interdites entre nous, il m’a rassuré par l’aveu que Son Éminence ne le consultait que sur des consommés et sur une sauce à la française qu’il avait résolu de perfectionner. Je crois, en effet, que mon Français ne se laisse point corrompre ; car il a joué à son patron de gourmandise un tour dont on rit encore dans plus d’une cellule. Ce pauvre cardinal T. n’aspire pas à la triple couronne ; mais il voudrait bien être secrétaire-d’État, parce qu’il est persuadé qu’un homme comme lui concilierait beaucoup d’affaires autour d’une table. Or, comme il y a deux partis qui dominent ici, l’un en faveur des jésuites, l’autre en faveur des princes de la maison de Bourbon, le cardinal avait composé deux mémoires en sens opposés, et désirait qu’ils parvinssent aux deux concurrents qui ont le plus de chances. Que fait-il ? Ne pouvant leur remettre, ni leur envoyer ostensiblement ces papiers, il a imaginé de les enfermer dans une enveloppe innocente. J’ai entendu parler d’une galantine et d’un pâté : il aurait chargé l’abbé Néraud du double message ; mais, soit distraction, probité ou malice, l’abbé se serait trompé ; et les raisons du cardinal, pour supprimer une société dont Ricci est général, seraient arrivées entre les mains du plus fidèle appui de la congrégation.

Tout n’est pas plaisant dans cette assemblée : il s’y trame d’odieux complots. La corruption ouvre les portes les mieux fermées : les ambassadeurs luttent de prétentions, de promesses ou de menaces autour du collège. Il y en a qui auraient recours aux plus obscurs appuis. Les trônes où siègent des Bourbons se distinguent par leur colère envers les enfants de Loyola. Avant-hier, mon confrère de Bernis me félicitait sur ce qu’étant professeur de philosophie, j’avais autrefois combattu les doctrines de la Société ; et il ajouta que sa cour en était informée par je ne sais quel religieux du comtat Vénaissin : ce religieux se serait procuré quelques-unes de mes lettres, et en aurait communiqué le contenu. Je ne comprends guère toute cette police ecclésiastique, mais ce qu’il y a de singulier, c’est que M. de Bernis poursuit avec persévérance un système qui contrarie ses affections : cardinal, il aime les jésuites ; envoyé de France, il sollicite leur destruction.

On nous prédit que le conclave durera trois mois : je commence à le craindre, voyant tant d’intérêts se croiser, tant de rivalités inconciliables. Comment réunir deux tiers des voix en faveur d’une seule personne ? Chaque jour, un calice déposé sur l’autel où chacun va porter son scrutin, se vide sans donner de solution. Le jour suivant recommence par une messe du Saint-Esprit, et se termine par des repas où la frugalité des apôtres n’est pas toujours observée. Mon oracle à moi, sur la durée de ce conclave, est un vieux domestique qui en a déjà vu cinq ; quelques cardinaux voulant, par plaisanterie, lui faire, croire ce matin que l’élection était faite :
« Je gagerais que cela n’est point, dit-il, car, dans le trouble que vous cause toujours la création d’un pape, vous ne manquez jamais de m’appeler Éminence, moi qui ne suis qu’un pauvre serviteur à deux pistoles par jour. »

Un de nos plus anciens chapeaux, personnage bègue, et jusqu’ici peu accusé d’ambition, proposait tout-à-l’heure qu’on remît l’élection à sa voix : quelques-uns semblaient disposés à consentir, pour abréger les lenteurs, quand Monsignor Boroméo s’est avisé de demander au médiateur s’il connaissait l’Histoire de Jean XXII : les joues du pauvre cardinal se sont couvertes de pourpre ; et tout le monde s’est rappelé, en riant, que Jean XXII (le cardinal d’Ossat) reconnut la confiance du conclave de 1314, en se donnant à lui-même la couronne. Ce dut être une scène bizarre que ce moment où toutes les oreilles, attentives aux paroles de d’Ossat, entendirent prononcer gravement la formule par laquelle il se faisait Pape : Ego sum Papa !

Cette lettre, dont je trace chaque jour quelques lignes, mon cher ami, ne finirait pas si je voulais te confier tout ce qui étonne mes yeux, et tout ce qui me serre le cœur. Tantôt la faction française nous propose des choix ridicules pour amuser le tapis, selon l’expression qu’ils emploient. Les zelanti (nouvelle faction) jurent qu’ils resteront six mois enfermés plutôt que de se départir de leur prédilection pour le cardinal Stroppani. Tel joue l’indifférence, et tel se fait malade. Celui-ci a cinq voix acquises, l’autre sept.

« Combien en voulez-vous ? À quel prix céderiez-vous vos voix ? » se dit-on ingénument. Le soir, des espions écoutent aux portes ; et, bien que quelques-uns aient déjà reçu des avertissements et même des coups de canne, cette pratique se renouvelle. On dit même que certains ambitieux ne redoutent pas les périls de cette exploration, pourvu qu’ils soient informés de ce qui peut seconder leurs vues.

Hier, on a enfoncé une cellule, parce qu’un de nos confrères refusait de venir voter. L’ennui menace quelquefois de les vider toutes, ces cellules ; et quelquefois on pense à faire entrer ici le Maréchal pour y rétablir l’ordre et la paix. Une ouverture, pratiquée durant la nuit dernière dans la muraille qui nous sépare du grand cloître, a été découverte. Cet événement donne un vaste champ aux suppositions de toute espèce ; la plus vraisemblable est que la cupidité de quelques voleurs a été excitée par l’immense argenterie que les cardinaux ont fait entrer ici pour leur service. Tant qu’on a pu échanger des conjectures sur ce sujet, et venir voir murer cette ouverture, la vie, le mouvement, l’intérêt de l’existence ont été rendus à un grand nombre de personnages.

On tend des pièges à ceux d’entre nous qu’on ne juge pas assez dévoués aux intérêts jésuitiques. Il faut détruire toutes leurs chances à la promotion. Jusqu’à moi, on cherche à me compromettre ! On m’est venu raconter que plusieurs jésuites français réfugiés dans le duché d’Urbin, mon pays, étaient en butte à la misère. J’ai écrit là-dessus à plusieurs personnes charitables, et je sais qu’on a intercepté mes lettres pour montrer aux agents de Louis XV que je n’étais pas ce que l’on croit.

Hélas ! Mon pauvre Charles, qu’on est affligé de voir tant de puérilités, de ruses, de perfidies mondaines, de passions, d’équivoques et de mauvaise foi ! Je plains les électeurs un peu profanes de ce pontife, dont l’enfantement est si laborieux : je ne puis nullement prévoir qui sera l’objet de leur choix, j’aurais presque dit leur victime.

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L’effroyable danger de l’athéisme

XXVe lettre adressée à Carlo Bertinazzi

L’effroyable danger de l’athéisme ainsi qu’une critique de Voltaire

Rome, 18 septembre 1753

L’incrédulité que tu me montres partout m’alarme sans m’étonner, mon cher condisciple. Ces choses avaient été prédites dans les livres saints, l’esprit de l’homme est capable de mille écarts dès que son cœur a quitté les voies d’innocence et de simplicité. Du désir qu’on a qu’il n’y ait point de Dieu pour punir le crime, on conclut qu’il n’existe point en effet. Du déisme à l’athéisme la pente est dangereuse et facile.

Cependant, et malgré les déplorables conséquences de la nouvelle philosophie, je suis d’avis qu’il ne faut point irriter ceux qui la professent. La foi est un don de Dieu. On ramènera plutôt les incrédules par la douceur que par la sévérité : on prend avec eux un ton d’orgueil qui les blesse, et d’autant mieux qu’on leur répond souvent avec beaucoup moins d’esprit qu’ils n’en mettent dans leurs discours et dans leurs écrits. Le plus petit ecclésiastique croit de son devoir d’attaquer, sans penser que, si son zèle est louable, son savoir, qui n’y répond pas, fait plus de mal que de bien. Pour combattre des hommes habiles, il faudrait de l’habileté.

Ce n’est ni en déclamant, ni en invectivant, que l’on convertit : il faut des exemples et des raisons ; il faut de la modération, et surtout convenir que la religion a des mystères incompréhensibles. Tant qu’on ne tiendra pas les anneaux de cette chaîne, qui lie la terre au ciel, on ne confondra point l’incrédulité. Pourquoi refuser d’avouer que notre doctrine catholique a ses obscurités ? La foi, selon la définition même de saint Paul, est la certitude des choses qui n’apparaissent pas. Le zèle impétueux qui veut faire descendre le feu du ciel, excite la haine : une bonne cause se soutient d’elle-même, et celle de la religion doit se faire respecter par ses œuvres. Tout ce qui respire l’animosité, d’ailleurs, est contraire au christianisme.

Je ne sais, mais si j’avais le loisir, et surtout la capacité de combattre cette philosophie de mon siècle (qui ne console de rien), j’ai la présomption de croire qu’aucun sophiste ne se plaindrait de moi. Je ferais voir que nos adversaires n’ont pas bien saisi le sens des livres saints, ou qu’ils manquent de bonnes raisons pour en nier l’authenticité. Je pense bien que je ne les convertirais pas, car il n’y a que Dieu qui éclaire et change les cœurs ; mais du moins ils ne se déchaîneraient pas contre les défenseurs de cette religion d’égalité.

Puisque Dieu souffre les incrédules, mon ami, nous devons les supporter : ils entrent dans ses desseins ; c’est par eux que la religion paraît plus forte et que les justes sont exercés dans la foi. Il n’est pas étonnant que tant d’âges superstitieux aient amené un siècle d’incrédulité ; les orages passent et ne servent qu’à faire briller d’un plus vif éclat l’azur et la sérénité du firmament.

Je vois que je t’ai blessé dans ton admiration pour M. de Voltaire (sentiment un peu contradictoire avec quelques autres que je te connais), et pourtant je ne puis m’empêcher d’insister sur les torts que je reproche à ce beau génie. Toi-même, en le vantant, tu en fais une amère critique ! Ses productions offrent plus de paradoxes que de saints raisonnements, plus d’objections que de solutions, plus de railleries que de preuves ; plus de chaleur que de lumière, plus de superficie que de profondeur. Les hommes légers le trouvent merveilleux ; et, comme ils forment le plus grand nombre, les livres qu’il publie ont de la réputation : le style entraîne, et l’on s’extasie sans penser que le coloris n’est pas le premier mérite des tableaux.

Nous vivons dans un temps bizarre : jamais on n’eut moins de religion ; jamais on n’en a tant et si stérilement parlé. Ce n’est point que je veuille récriminer contre mon siècle : si ce n’était pas en haine du dogme qu’il hait les religieux, je ne lui en ferais pas de reproche. Il peut avoir raison quand il se plaint de notre trop grand nombre, et de nos engagements, quelquefois précoces, dans une profession qui dure toute la vie ; mais c’est une injustice que d’exiger que tous les solitaires entrent en solidarité aux yeux du monde, et que la faute d’un seul soit regardée comme la faute de tous. Il est à regretter que tant de lumières accordées à cette génération ne servent qu’à former une ligue contre le ciel. On s’imagine être plus grand à mesure qu’on cherche à s’éloigner de Dieu ; comme s’il y avait de la faiblesse à s’humilier devant la majesté d’un être dont on tient le mouvement, la respiration, la pensée ! Saint Augustin, qui erra longtemps, ne crut valoir quelque chose que lorsqu’il revint à l’humilité. L’esprit de l’homme n’a que des perceptions vagues, s’il n’a une autorité qui le fixe. Et comment ne se dégoûte-t-on pas d’être mécréant après avoir éprouvé le vide et l’ennui qui suit les esprits forts ? Qui est-ce qui n’aurait pas cru que tous ces écrivains qui se sont frayé des routes nouvelles en détrônant la Divinité, seraient eux-mêmes divinisés après leur mort ? Eh bien ! On se souvient de la plupart pour railler leurs systèmes, ou pour déplorer les misères de leur vie. Qui aujourd’hui voudrait être Spinosa ?

Les vérités de l’Évangile s’élèvent lorsqu’on les croit éteintes : elles jettent une flamme vive et rapide que ne peuvent obscurcir ni ses présomptueux ennemis, ni ses indignes ministres. Encore une fois, il y a d’impénétrables mystères autour de nous ; mais quitterons-nous la contrée où règnent quelques nuages pour passer dans un lieu de ténèbres et d’horreur ? Où allez-vous, sortis de la voie où cette religion offre quelques points d’appui ? Est-ce à la tyrannie des hommes, à la condition des animaux et au néant ? C’était bien la peine de faire tant de recherches et d’efforts d’esprit pour arriver à cette solution ? Élevez-la plutôt, votre destinée passagère ; et, si vous deviez vous tromper, que ce soit avec quelque charme, avec quelque poésie et quelques espérances.

Tu as peut-être senti quelquefois, Charles, que cette religion qui nous lie était rigoureuse pour des hommes : c’est une preuve qu’ils ne l’ont pas faite. Ils l’auraient adoucie davantage : on n’y verrait pas l’abnégation de soi-même, et on y aurait permis les mauvais désirs. Regarde les religions passées dont les anciens peuples ont été inventeurs.

Mais ne va pas croire que tout ceci m’empêche de rendre justice à l’auteur de Mahomet : c’est parce que je prise beaucoup ses talents que je voudrais le voir mieux penser. Hélas ! Ne haïssons personne à raison de ses sentiments : et quand les maximes sont blâmables, ouvrons encore à ceux qui les professent un cœur plein de charité. Au reste, plus il y aura de livres contre les croyances religieuses, et plus on se convaincra qu’elles sont nécessaires : l’homme qui adora jadis une multitude de dieux, est-il plus raisonnable aujourd’hui qu’il affecte de n’en reconnaître aucun ? La vertu et le vice, l’immortalité et le néant, tout lui paraît égal, pourvu que quelques frêles brochures lui servent de rempart contre le ciel. Pitié ! pitié profonde pour cette double erreur ! Heureux les temps où les confesseurs de la foi n’étaient pas témoins inutiles de l’impiété, où le sang d’un martyr pouvait ouvrir les yeux de l’aveugle, et peut-être les portes du ciel au bourreau pour qui la victime priait en mourant ! — Adieu.

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Une belle critique de la comédie selon la sainte Église

XIVe lettre adressée à Carlo Bertinazzi
L’importance de la maîtrise de ses pensées

Rome, octobre 1731

Quelles que soient tes instances, n’attends plus que je te parle du sujet de mes larmes : c’est assez, c’est trop de t’en avoir entretenu une fois. Je n’ai dit ces choses-là qu’à toi seul au monde : la confidence amène la confidence ; mais je ne m’explique plus par quel sentiment involontaire nous sommes forcés à découvrir ce que nous voudrions cacher à Dieu même. Se taire et souffrir, voilà notre vie.

Ma nouvelle charge m’attire de nombreuses occupations : je suis chaque jour plus étonné de voir dans ma cellule des Grandeurs et des Éminences. Mais aussi pourquoi confier à un si jeune et si indigne religieux les fonctions qu’on me fait remplir ? Douze cardinaux, plusieurs prélats et quelques théologiens, aussi obscurs que moi, composent la consulte du Saint-Office. Nous sommes juges des matières d’inquisition et d’hérésie, mais telle est la douceur, ou la politique de la cour de Rome, qu’ici on ferme souvent les yeux sur des délits qui seraient punis du dernier supplice en Espagne et en Portugal. C’est donc de Conciles, d’Index, de Rites, de Gouvernement de l’Église, de Décrets, d’Examen d’évêques, en un mot, de toutes les jurisprudences ecclésiastiques que me voilà occupé tout le jour. Je remplis tous ces devoirs avec zèle, mais je vois s’approcher le soir avec délice, parce qu’il me rend à la solitude.

Toutefois, dans cette solitude chérie, je ne suis pas toujours sans un trouble d’esprit qui m’est propre, ou sans importunités nouvelles de la part des étrangers. On nous écrit de toutes parts : l’un s’adresse à moi, qui ai tant besoin de conseils et d’appui, pour réclamer une direction pieuse ; l’autre prétend me faire décider dans les discussions de sa communauté. C’est la supérieure d’un couvent, qui veut changer dans sa maison la couleur des habits, comme si la vraie dévotion consistait dans un air négligé et dans un vêtement brun ? La plupart des dévotes s’imaginent, on ne sait pourquoi, que les couleurs obscures plaisent davantage aux esprits célestes que les couleurs vives. Et, cependant, on nous peint toujours les Anges en blanc ou en bleu. Si, dans le monde, une femme médit, paraît acariâtre, ou en colère contre le genre humain, c’est le plus souvent celle qui a un habit brun. La singularité ne s’allie jamais avec la piété : la propreté même n’est-elle pas ordonnée par l’Évangile, et ne veut-elle pas que nous lavions notre visage, lorsque nous jeûnons, afin de n’être pas remarqués ?

Un prieur de l’ordre de Saint-Bruno sollicite pour que nous l’autorisions à abolir la coutume italienne, qui permet la sieste à ses cénobites. Quand on est à Rome, il faut vivre à la manière des Romains : ce n’est point un scandale et un malheur si un pauvre religieux, dans un pays où la chaleur accable, goûte une demi-heure de repos, afin de reprendre ensuite ses exercices avec plus d’activité. Pensez, disais-je au prieur lui-même, pensez bien, vous qui mettez au nombre des péchés capitaux un mot prononcé quand il faudrait se taire, que ce moment est celui où le silence est le mieux gardé. Voyez Jésus-Christ ; lorsque près de mourir, il trouve ses apôtres endormis dans le Jardin des Oliviers : « Hélas! leur dit-il avec la plus grande bonté, n’avez-vous donc pu veiller une heure avec moi ! »

Enfin il arrive ce moment où je suis libre et livré à moi-même. La nuit est une bonne amie sur laquelle je compte, lorsque l’on m’a distrait : elle répare le dommage qu’on m’a causé, en me faisant part de ses heures et de son silence. Le matin me surprend quelquefois la plume à la main lorsque je crois n’être encore qu’à la moitié de ma veillée. Veux-tu savoir ce qui m’occupe lorsque je suis maître de mes souvenirs, et quand je puis, hélas, choisir mes pensées ? Je les considère, ces pensées que je viens de faire éclore ; c’est une famille qui m’appartient et qui peuple ma solitude. On n’est véritablement seul, d’ailleurs, que lorsqu’on s’isole de soi dans cette espèce de désert qu’ils appellent leur société.

XIXe lettre adressée à Carlo Bertinazzi

Une belle critique de la comédie selon la sainte Église

Rome, 22 janvier 1742

Lorsque dans ta jeunesse tu fus effrayé avec raison de tes premiers pas dans la carrière du théâtre, je me serais gardé de te laisser entrevoir combien ces craintes étaient exagérées. Alors il fallait te les laisser, ces craintes ; elles pouvaient te retenir loin des écueils que tu as bravés. Mais ta vocation l’emporte, ton sort est décidé, je ne te dois plus que la vérité sans menaces.

La seule église gallicane proscrit les comédiens. Le pays que tu habites est le seul où la communion et la sépulture soient disputées aux personnes de cette profession. Cette inconséquence n’est pas la moindre dans le caractère d’une nation qui adore les spectacles.

Je sais que cette nation si indulgente ne partage guère, sur ce point, les préjugés de son clergé ; mais n’est-il pas singulier, comme l’observe judicieusement un de leurs écrivains, le père Lebrun de l’Oratoire, que cette foule de chrétiens qui se réunissent tous les jours pour entendre et applaudir des excommuniés, ne demandent point, ou qu’on ferme les théâtres, ou qu’on procède moins rigoureusement contre ceux qui les font fleurir ?

Les Pères de l’Église, un grand nombre de conciles, beaucoup d’autorités séculières respectables ont condamné, il est vrai, les spectacles. Saint Cyprien les jugeait incompatibles avec la loi chrétienne ; saint Augustin ordonne aux pénitents de s’abstenir des jeux de l’amphithéâtre. « C’est là, dit Salvien, que vous serez surpris d’une mort spirituelle. » « Là, dit saint Jérôme, s’accomplit l’oracle du prophète : le péché entrera par les fenêtres de votre âme, c’est-à-dire les yeux et les oreilles. »

Le concile d’Arles, tenu en 314, celui de Trulle, en 692, de Paris, en 829, de Ravenne, en 1286, de Tours enfin, en 1583, sévissent contre des hommes appelés histrions et bateleurs. Mais quelle ressemblance y a-t-il entre des malheureux faisant métier de profaner les choses saintes, d’irriter les passions honteuses, de débiter d’ineptes discours, et les habiles interprètes de ces hommes de génie qui ont consacré leur plume aux arts de la scène ?

Quand le goût des représentations grossières était si général qu’on les introduisait dans les couvents, jusque dans les églises et dans les cimetières ; lorsque des religieux, pour vendre les vins de la dîme, louaient des bouffons, leur faisaient jouer des facéties sous le porche des monastères, et se mêlaient eux-mêmes parmi eux pour réjouir la multitude, un concile de Béziers eut sans doute raison d’interdire ce scandaleux commerce. Mais, en France, dès le quatorzième siècle, personne n’ignore que les spectacles ont commencé à prendre une forme décente. Ce fut un prélat qui fit cette réforme. N’est-ce pas le cardinal Lemoine qui acheta l’hôtel de Bourgogne pour les comédiens ? Le Parlement ne confirma-t-il pas leur privilège royal, à la seule condition de ne plus jouer l’Annonciation, la Conception, et la Naissance du Sauveur ? Ce fut un cardinal encore, et le cardinal de Richelieu, qui fit enregistrer en 1641 une déclaration du Roi très-chrétien, qui disait : « Ne seront point notés d’infamie les comédiens, lorsqu’ils n’useront d’aucunes paroles blessant l’honnêteté publique. » Richelieu ne composa-t-il pas lui-même, et ne fit-il pas composer des fables héroïques pour ennoblir un genre de littérature qui est une des gloires de la France ?

En tout temps, les comédiens ont fait à Paris de riches aumônes aux pauvres et aux églises. Ils ont eu longtemps une chapelle où le service divin se célébrait avec pompe. On lit dans plusieurs Mémoires, tous dignes de foi, et entre autres dans ceux de l’Oratorien que je t’ai cité, qu’ayant soutenu un démêlé assez vif, en 1542, avec maître René Benoît, curé de Saint-Eustache, ils en sortirent victorieux. Ce curé prétendait qu’ils ne commençassent point leurs représentations avant la fin des vêpres, attendu que quelques fidèles abandonnaient l’office. Les comédiens, qui faisaient déjà beaucoup de sacrifices pour les religieux et les pauvres, prétendirent qu’on les ruinerait, en hiver, s’ils étaient obligés de donner leur spectacle aux lumières ; et le Parlement intervint auprès du curé de Saint-Eustache pour le prier de dire ses vêpres un peu plus tôt.

C’est la musique, c’est la danse, qui font le danger de ces réunions où les sexes sont confusément rapprochés, M. Despréaux paraît fondé en raison dans sa satire contre l’Opéra ; mais, en général, l’art de Plaute et de Molière est plus exempt d’accusations. J’ai bien vu, en parcourant leurs écrits, que la vertu y est malheureusement quelquefois moquée ; le spectateur y est excité à prendre parti pour la ruse ; l’honneur des applaudissements n’est pas toujours ménagé au plus honnête ; les sots sont quelquefois victimes des méchants adroits ; et, sous le nom de sottise, on punit souvent la candeur de la probité. C’est par cette fausse direction, donnée au talent des poètes, que je m’explique les remords de quelques-uns à l’âge de la sagesse. Racine voulut faire une pénitence publique ; Quinault, Dryden, et Lamothe se sont repentis ; Corneille enfin, consacrant sa lyre à traduire l’Imitation de Jésus-Christ, épanchait, en mourant, ses regrets et ses larmes dans le sein de l’évêque de Meaux.

Mais il faut reconnaître que le théâtre a flétri bien des vices. Molière fut une des plus honnêtes créatures de son temps. Son chef-d’œuvre, la comédie de Tartufe, a rendu beaucoup de services à la religion catholique. Quelques zélateurs n’en conviennent pas : cette pièce eut des ennemis à sa naissance ; mais elle eut aussi quelques défenseurs… et j’avoue que je suis de l’avis de Louis XIV.

Pour le caractère d’Arlequin, celui-là est spécialement naïf et bon. Il est venu d’Italie ; et ce n’est pas notre faute, si la cour d’Henri III, s’ennuyant au Louvre des compositions de Jodelle et de Garnier, appela de Bergame, pour la divertir, le joyeux personnage qui porte un sabre pacifique, et le véritable habit qui siérait aux courtisans. Pourquoi nous l’emprunter, pour le maudire ? Pourquoi le couvrir d’or durant sa vie, et lui refuser un peu de terre après sa mort ? Rome n’est point si rigide : elle concilie avec plus de philosophie religieuse ses divertissements et sa charité. Plus d’un théâtre porte en Italie un nom consacré dans la légende. Saint Charles protège à Naples une scène magnifique, et l’image de saint Augustin n’est pas écartée, à Gênes, d’un temple des arts que son invocation sanctifie. Le gouverneur de Rome, qui est ordinairement un évêque, a sa loge à Argentina. Tu te souviens d’y avoir vu Benoît XIV invité par l’ambassadeur de France à entendre une cantate de Métastase, en l’honneur de la naissance du dauphin.

Les menaces d’excommunication ne sont pas choses qu’on se refuse à Rome, puisqu’il est écrit sur les portes de la chapelle papale à Saint-Pierre, que quiconque montera, sans être chantre, dans la tribune destinée aux chantres, sera excommunié ; mais Rome n’a jamais approuvé ce rituel de Paris qui, depuis 1654, sert de texte aux persécutions exercées contre les acteurs morts et les acteurs vivants.

Nous sommes plus avares de damnations : nous pensons que les anges, protecteurs des hommes, n’ont pas horreur d’un masque noir ; que sous la pourpre royale, où la robe de l’histrion, ils ne repoussent que les mauvais cœurs ; et que peut-être serait-on plus heureux, dès ce monde, s’il n’y avait de comédiens que sur le théâtre, et si l’on ne portait de figures fausses que pour amuser les oisifs.

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L’impossible amour entre une jeune femme et un prêtre

Nous vous proposons de découvrir les extraits de la correspondance entre le futur pape Clément XIV et son ami Carlin, célèbre acteur de théâtre en son temps. Et quelle correspondance ! On y découvre un esprit très contemporain sur l’amour impossible entre une jeune femme et un prêtre, l’importance de la purification de ses pensées, une belle critique de la comédie selon la sainte Église, une dénonciation de l’effroyable danger de l’athéisme, une critique réaliste de Voltaire, le difficile conclave pour succéder à Clément XIII et la suppression de la Compagnie de Jésus. Comme il n’est pas possible de publier l’intégralité de la correspondance, nous publions, pendant cinq jours, sept lettres de Laurent Ganganelli (qui deviendra le pape Clément XIV de 1769 à 1774). Vous pouvez télécharger l’ouvrage dans son intégralité « Clément XIV et Carlo Bertinazzi, correspondance inédite. »

XIe lettre adressée à Carlo Bertinazzi
L’impossible amour entre une jeune femme et un prêtre

Rome, 16 novembre 1729.

Eh bien ! Je suis au port et je soupire. Il me semble que les trésors que j’ai obtenus ne contentent plus l’inquiétude de mon esprit. Mon ambition satisfaite, je m’étonne d’avoir si peu désiré. Oh ! Que l’esprit de l’homme est instable, et que Dieu le punit souvent avec rigueur en accomplissant les vœux qu’il avait formés ! On raconte que le sage Ulysse poursuivit longtemps à travers les écueils des mers son pauvre royaume d’Ithaque. Dans ses rêves, dans ses désirs, il se le représentait toujours couvert de fleurs et de moissons ; il y descendit enfin, et poussa un soupir de tristesse à la vue des roches noires et des stériles rivages qui l’environnaient de toutes parts.

Je me demande quelquefois ce que nous faisons sur la terre. Serait-il possible que Dieu nous eût placés ici pour remplir une si immobile destinée ? Même les plus laborieux parmi les hommes ne vivent en tous lieux que pour s’occuper de vivre ; ils n’ont qu’une seule idée : la vie. Elle nous a été donnée un jour, et on l’achète le reste du temps qu’on en jouit. J’avais espéré qu’il était de la condition de l’homme d’exercer son entendement et toutes les facultés qu’il a reçues. Est-ce que ce petit manège d’affaires, d’intérêts ou d’ambitions ne s’arrêtera pas tout court un matin, et à peu près comme un de ces paysages mécaniques dont on aurait cessé de monter les ressorts ?

Dieu sait bien que ce ne sont point les pompes et les richesses du monde que j’envie : il sait que j’ignore moi-même ce qui peut manquer à une existence qui lui est consacrée ; mais je surprends quelquefois et avec terreur ma pensée hors des attributions de mon état. J’erre dans les souvenirs du temps qui n’est plus, et je crois le sacrifice que j’ai fait peu méritoire, puisque je n’ai pas même connu le prix des biens que j’ai sacrifiés. Quand je suis à charge à moi-même, je me dis : Telle est la dépendance où nous sommes d’un corps qui n’est pas toujours en un parfait équilibre. Dieu veut nous faire sentir que cette vie n’est pas notre félicité, et que nous serons toujours mal jusqu’à ce que nous la quittions.

Je n’ignore point que le travail peut aider à supporter le poids de l’existence ; j’ai éprouvé autrefois que lorsque mes journées s’écoulaient sans avoir eu de communication qu’avec moi-même et mes livres, ma condition était au-dessus de toutes les joies, de toutes les fortunes des enfants du siècle ; mais il n’en est plus ainsi. Si je prends un livre, mon esprit ne perçoit rien. Je demeure dans un état qui tient de la vie végétative, jusqu’à ce que les signes tracés s’enflamment ou s’agitent pour former à mes yeux des combinaisons bizarres et un sens inattendu ; je suis distrait ou préoccupé jusqu’en présence de nos supérieurs : ils sont peut-être scandalisés de ce recueillement sans objet, et je n’ose avouer qu’il y a bien longtemps que je n’ai dormi !

Charles, où est l’innocence de nos premières années ? Paolo Dazzi veut se faire moine ; il m’a consulté : je lui ai répondu pour l’en dissuader. On doit bien réfléchir quand on se surcharge d’obligations. C’est une voie extraordinaire que celle qui nous tire de la vie commune ; et malheur à qui n’aurait pas une vocation bien éprouvée pour la solitude ! Nous ne naissons pas moines, et nous naissons citoyens. Le monde a besoin de sujets qui concourent à son harmonie. Renoncer au commerce de ses semblables, c’est descendre dans un tombeau, et saint Antoine, qui vécut si longtemps dans les déserts, n’avait pas fait vœu d’y rester toujours. Il vint au milieu d’Alexandrie combattre l’arianisme, tant il était persuadé qu’on peut servir la religion autrement que par des prières.

Hier on m’a fait demander au parloir : c’était sir Edouard C***, le père de miss Jenny. Il m’a remercié de n’avoir point, disait-il, abusé de l’autorité qu’il suppose à un prêtre catholique dans le pays que nous habitons. Il voulait me faire une vertu d’avoir respecté dans un cœur pur des croyances pour ainsi dire natives et le culte de l’enfance. Tant que ses éloges étaient un reproche indirect à notre clergé qu’il juge intolérant, et que cet étranger semblait, en vantant ma conduite, faire la satire de l’Église romaine, j’ai été gêné, importuné de sa visite ; mais je n’ai pu retenir d’affectueuses paroles quand il m’a confié qu’il tremblait pour la santé, pour les jours même de sa fille. « Ces climats, disait-il, où sa mère a pris naissance ne la sauveront pas. Depuis deux mois elle dépérit encore ; et si cette saison, ordinairement favorable à son mal, la respecte, je crains le retour et la périlleuse action du printemps. Je sais, par quelques mots que m’en a dits la personne qui avait eu recours si imprudemment à votre zèle, que Jenny regrette de ne plus vous voir. Pourquoi ne viendriez-vous pas quelquefois encore à la villa Pamphilj ? Ce serait mieux qu’un religieux, ce serait un ami que nous accueillerions. »

J’ai voulu, je ne sais par quel sentiment, opposer à l’émotion d’attendrissement et de plaisir que me causait sa confiance, les occupations de ma place et la règle de mon cloître. Il m’a répondu avec raison que l’usage permettait quelque sortie aux frères Mineurs, et que, s’il ne s’agissait que de demander à nos supérieurs cette permission pour moi, il la ferait solliciter par un ambassadeur. Je me suis hâté, comme tu peux le croire, de le faire renoncer à cette démarche, beaucoup trop solennelle pour un obscur religieux comme je le suis, et j’ai vu qu’il prenait mon refus comme un engagement de vaincre moi-même des obstacles qui, en effet, ne me seront peut-être pas opposés. Quand il m’a serré la main, comme pour m’en remercier, je me suis trouvé obligé à faire ce qu’il désire.

J’irai donc, Charles : j’irai de nouveau, non pas édifier cette vierge qui se meurt, mais la consoler, s’il se peut, de se séparer de son vieux père, et apprendre moi-même, à l’aspect de ses souffrances tranquilles, comment on renonce à la vie, à la jeunesse, à tous les biens de cette terre. Oh ! Si la grâce descendait dans cette âme si bien faite pour la comprendre, si cette jeune créature entrait enfin dans les voies du salut, quel autre asile que le sein de Dieu mériterait de la recevoir puisqu’elle ne rencontrera jamais sur la terre un être qui soit digne de lui être associé ! Je ne sais plus quel poête chrétien suppose que deux âmes créées l’une pour l’autre, et séparées ici-bas par des malheurs ou des préjugés, se réunissent au ciel pour ne plus former qu’un seul ange : c’est là une belle idée, n’est-ce pas ?

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Sauvons la foi chrétienne : le moine et le calender

Le soleil diffusait sa douce lumière sur le mont Liban en cette fin de journée du 8 mai 2016. Le moine marchait d’un pas tranquille en égrenant son chapelet. Malgré son amour pour l’antique tradition sacrée, un objet rendait l’homme de Dieu anachronique ; il s’agissait d’un téléphone portable de bonne qualité. Pouvait-on préserver la foi et vivre avec la technologie dans un siècle strictement matérialiste ? Oui, Maroun le croyait sincèrement, il fallait seulement se limiter à l’aspect utilitaire de ce genre d’objet. La spiritualité et le matérialisme sont comme l’eau et l’huile mélangées dans un même verre : après quelque temps, l’huile flotte à la surface tandis que l’eau reste au fond. Cette parabole convient parfaitement au corps et à l’esprit : le corps est lourd et soumis aux lois physiques tandis que l’esprit est léger et peut être dompté par une volonté stricte et charitable. Mais que l’on ne s’y trompe pas, le corps et l’âme sont indissociables afin de former l’individu dans toute sa perfection. L’homme n’est-il pas fait pour tendre vers la sainteté à l’image parfaite de Notre Seigneur Jésus-Christ ?

Le matérialisme contemporain réduit l’homme à un chiffre, à une statistique noyée dans l’immense flot du Big Data. Dans ce fatras numérique, la moindre information est semblable à l’un des sept milliards d’individus : insignifiante et inutile vis-à-vis du pouvoir et de ses implacables lois. Les incontrôlables et innombrables flux monétaires circulant à travers l’internet à une vitesse vertigineuse engendrent un chaos mondial qui ouvre la voie à un régime totalitaire. Maroun était conscient de tout cela. Cet ancien informaticien qui travaillait autrefois dans le monde de la finance new-yorkaise avait décidé de consacrer la seconde moitié de sa vie à Dieu. Dorénavant, il ne souhaitait plus être serviteur du monde : son rêve était de servir la cause royale de notre Seigneur Jésus-Christ, ce maître tant aimé pour sa sublime perfection. Maroun était persuadé que c’était l’imitation de Jésus-Christ qui permettrait de sortir la civilisation du chaos. Les idéologies fallacieuses, animées par d’invisibles lois homicides, qui dominent le XXIe siècle essayent de réduire à néant la justice austère du Christianisme. L’homme matérialiste ne sait plus percevoir les imperceptibles schémas qui régissent l’esprit du monde. La méditation chrétienne permet de prendre conscience des valeurs maléfiques drainées par l’hérésie caïnique, celle-là même qui pousse les hommes à s’entre-tuer. Maroun conservait l’espérance d’un futur heureux après de grandes tribulations : le maître Jésus-Christ n’a-t-il pas dit lors du sermon sur la montagne : « réjouissez-vous, quand à cause de moi, le monde vous poursuivra de sa haine, de ses persécutions et de ses calomnies, car votre récompense sera grande dans les cieux. »

Maroun s’était égaré, pendant sa jeunesse, dans toutes sortes d’erreurs. Mais, la soif de vérité qui l’animait avait eu raison de son égarement. L’année de ses 38 ans, il avait rencontré la miséricorde dans des circonstances tout à fait surnaturelles. Lui qui n’avait jamais lu la bible pouvait dorénavant décrypter le sens profond de ses versets. Un amour puissant l’animait et le réconfortait, il sentait une présence aimante le guider, il se disait que c’était peut-être son ange gardien. Lui qui travaillait dans le monde implacable de la finance ne se sentit plus à sa place du jour au lendemain. Il ne supportait plus les valeurs de son entreprise : cette passion sournoise pour l’argent, ce mépris de la justice, cette haine de la charité et cette absence de soif de la vérité le dégoûtaient au plus haut point. Il ne fallut pas longtemps aux loups de Wall Street pour s’en rendre compte. Ses collègues de travail mirent en avant ses mauvais résultats pour le faire vaciller. Maroun comprit que ce monde-là n’était plus fait pour lui. Maintenant, il avait soif comme Jésus-Christ sur la Croix.

Pendant que Maroun marchait en méditant sur sa vie passée afin de prendre conscience de ses erreurs et de pleurer sur celles-ci, un homme barbu vêtu de chiffons et portant un kufi s’approcha de lui d’un pas rapide :
« Bonjour mon ami. Marchons un peu ensemble si tu le veux bien.
– Bonjour mon frère. Oui, c’est une bonne idée. Où vas-tu comme ça ? répondit Maroun en souriant après être sorti de sa sainte méditation.
– Je vais voir ma vieille mère qui est mourante dans un petit village situé là-haut, répondit l’homme aux yeux clairs en levant un doigt espiègle en direction de la montagne.
– Je monte également pour retourner dans mon monastère. Je m’appelle Maroun, répondit-il en tendant la main en direction de cet ami improvisé.
– Discutons de la religion si tu le veux bien. Comme tu le vois, je suis un calender (c’est-à-dire un moine mendiant musulman) et je m’appelle Tarek, dit-il en lui serrant amicalement la main et en la posant ensuite sur son cœur.
– Oui, j’ai su à ton amabilité que tu étais un calender, répondit Maroun en le fixant d’un regard intense.
– Tu as déjà rencontré des musulmans qui ne l’étaient pas ? dit Tarek en lançant un regard presque inquiet.
– Oui, tu connais le problème du wahhabisme et des attentats qui frappent le monde, lança Maroun d’un air grave en regardant ses pieds chaussés de vieilles sandales de cuir.
– l’Islam n’a rien à voir avec cela. Notre prophète est le vrai messager, souffla Tarek en regardant le ciel et en levant simultanément les deux mains.
– En réalité, mon frère, car tu es mon frère en humanité, il n’y a qu’un seul Dieu et les hommes sont tous égaux. Voilà le véritable message de Notre Seigneur Jésus-Christ, dit Maroun en dessinant le signe de croix devant lui à l’aide de son index et de son majeur tendus.
– Issa, pour nous est un simple prophète, il ne peut pas être le Fils d’Allah, car Allah n’a besoin de personne. C’est un grave péché d’associer un homme à Allah, répondit Tarek en levant l’index de la main droite d’un air sévère.
– Si je comprends bien, ceux qui croient en Christ sont des associateurs puisque Dieu n’a besoin de personne. C’est bien ça ? chuchota Maroun d’un air interrogateur.
– Oui, évidemment, lança Tarek en lançant son bras droit d’un geste accusateur.
– Dans ce cas, ceux qui croient aux prophètes sont des associateurs puisque ceux-ci parlent au nom de Dieu ! s’exclama Maroun en dodelinant de la tête.
– Oui, que la gloire revienne à Allah dans tous les cas ! lança Tarek en scrutant les cieux comme s’il s’attendait à voir apparaître quelque chose.
– Si les prophètes sont tous des associateurs, quelle est la position de Mahomet puisqu’il affirme avoir reçu des messages de Dieu ? Ne risque-t-il pas non plus d’être un associateur ? répondit Maroun en caressant saintement son chapelet.
– Je suis choqué par tes propos. Tu cherches à faire entrer le doute en moi ! lança Tarek en resserrant les paupières d’un air contrarié.
– Non. Tu es libre d’être musulman comme je suis libre d’être chrétien. Il n’y a qu’un seul Dieu qui est Trinitaire : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Le Père est le Dieu éternel, le Fils est une émanation de Dieu qui s’est fait homme pour nous sauver et le Saint-Esprit est l’esprit de charité. Il faut y voir le salut, la fraternité et la paix, répondit Maroun d’une voix douce.
– Allah possède 99 noms en Islam et il faut tous les connaître, dit Tarek en égrenant les perles de son tasbih (chapelet musulman).
– Pourquoi seriez-vous autorisés à donner 99 noms à Allah tandis que moi je n’aurai pas le droit d’en donner 3 à Dieu ? souffla Maroun d’une voix suave en regardant le ciel d’un air mélancolique.
– Allah est unique, mais il a 99 noms ! répliqua Tarek en balançant son bras droit au rythme de ses paroles.
– Dieu est unique pour nous aussi, mais, il est de nature trinitaire, répondit calmement Maroun.
– Nous ne pouvons pas nous entendre puisqu’il est dit qu’au Jugement Dernier les associateurs seront condamnés à l’enfer ! scanda Tarek en se frappant la poitrine des deux mains.
– Non, justement, Jésus-Christ a dit qu’il reviendrait juger les morts dans le but de récompenser les bons et punir les mauvais, telle est la terrible vérité, répliqua Maroun en entrelaçant les doigts de ses mains comme s’il allait prier.
– Tu devrais avoir peur pour ton âme, car tu es dans l’erreur ! gronda Tarek en serrant davantage son tasbih.
– Pour toi, seuls ceux qui croient en Allah peuvent être récompensés par lui ? dit Maroun en le fixant amicalement.
– Oui, puisque Allah les agréé ! s’exclama Tarek en balançant ses deux bras derrière lui.
– Donc, si j’ai bien compris, un homme qui croit en Allah peut faire le mal qu’il veut. Si Allah est pur, pourquoi agréerait-il un homme qui fait le mal en cachette ? L’homme qui fait le bien pendant toute sa vie et qui cherche à s’améliorer mérite-t-il d’aller en enfer ? Tandis que l’homme qui se contente de croire en Dieu et qui tue en son nom devrait aller au paradis ?! Cela n’a aucun sens, l’ami. En vérité je te le dis, un homme qui tue n’est pas un homme bon : c’est un assassin, un meurtrier à l’image de Caïn et il devra être puni par la Divine Justice au jour du Jugement Dernier ! s’exclama Maroun d’un regard presque lumineux.
– Je suis blessé dans mon amour propre car personne ne m’a jamais parlé de la sorte ! lança Tarek en posant les deux mains sur son visage.
– Dieu lit dans les cœurs. Il reconnaît ceux qui appliquent réellement ses commandements : tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même. Celui qui n’applique pas ces commandements ne peut pas être digne de Dieu. C’est trop facile de faire le mal et ensuite d’aller prier pour se faire pardonner. Si cela fonctionnait de la sorte, le monde serait dominé par le mal et ce Dieu ne serait alors qu’une simple idole païenne ! répondit Maroun d’un air professoral et inspiré d’en haut.
– Tu sèmes le doute en moi. Je ne m’étais jamais posé de telles questions. Je comprends mieux pourquoi il faut fuir les chrétiens ! lança Tarek d’une voix brisée par l’émotion.
– Je vais partager mon repas avec toi et t’aimer comme un frère : cela te fait-il peur ? répliqua Maroun en posant sa main droite sur l’épaule de Tarek.
– Si j’avais été fou, j’aurais dit que tu es faible. Mais, si je dis que tu es faible, alors j’annonce que je suis plus fort que toi. Je pourrai alors être tenté de te dominer et de tomber dans le mal comme Caïn. Tu insuffles en moi les contradictions et c’est cela qui me fait peur… souffla Tarek derrière les deux mains toujours posées sur son visage.
– Je ne fais que défricher une terre arable. Je sème et tu récoltes mon ami, tu récoltes… dit Maroun en fermant les yeux et en expirant comme s’il allait soudainement s’évanouir.
– Nous disons que les chrétiens et les juifs sont des polythéistes parce qu’ils associent Dieu à des fausses divinités, mais je n’en suis plus tout à fait sûr maintenant, je suis ébranlé. Allah guide-moi, je t’en prie… souffla Tarek en serrant ses poings sur son visage comme pour sécher des larmes trop abondantes.
– Si Jésus-Christ était une fausse divinité, il aurait agi de manière impure pendant sa vie terrestre. Dans le coran, Issa est reconnu comme le sceau de la sainteté, cependant, l’Islam refuse de reconnaître sa crucifixion et la Trinité de Dieu parce qu’elle serait associée au polythéisme. Or, Jésus-Christ a mené une vie parfaite : il a guéri, prophétisé, prêché l’amour de Dieu, fait des miracles, conduit les apôtres et il est mort sur la Croix, répliqua Maroun en s’inclinant humblement comme s’il saluait le Seigneur.
– Parlons-en de la Croix. Cette Croix vient du démon car une telle mort serait indigne de Issa. Un prophète de Dieu ne peut pas mourir ainsi, c’est impossible ! répliqua Tarek d’une voix tremblante en fermant les yeux.
– La Croix est un signe de vie : Jésus-Christ est mort sur la Croix et est ressuscité au troisième jour. C’est la preuve que Jésus-Christ est sans péché. Sa résurrection annonce le Jugement Dernier car sans cette résurrection miraculeuse il ne pourrait pas y avoir de Jugement. Cela veut également dire qu’en portant notre croix, nous acceptons nos devoirs patiemment et que nous espérons en une vie meilleure après cette vie terrestre. Ainsi, nous nous souvenons de la mort comme d’un passage obligé, car, personne, non personne, ne peut réchapper aux griffes de la mort, pas même le millionnaire égocentrique qui cherche à embrasser ses millions d’un seul geste. Ne dites-vous pas vous-même que nous sommes tous des voyageurs sur cette terre ? répondit Maroun en remettant délicatement sa coiffe.
– Je ne voyais pas la Croix de la sorte. C’est une chose atroce pour nous les musulmans. Je comprends mieux maintenant, mais j’ai du mal à l’accepter. Il faut me laisser le temps, répondit Tarek en pleurant à chaudes larmes comme s’il avait outragé Allah.
– Je ne cherche pas à te convertir au Christianisme. Je me contente de te parler et c’est Dieu qui opère les conversions du cœur. À la vérité, l’homme converti pleure sur ses propres péchés : il ne condamne plus les autres pour ses fautes, il les porte sur lui-même et regrette d’être acteur, malgré lui, du mal. Ceci est le signe que l’amour de Dieu descend sur cet homme pour le rendre meilleur, dit Maroun en tapotant amicalement l’épaule de Tarek.
– Nous disons œil pour œil et dent pour dent, car quiconque fait le mal doit être puni, dit Tarek d’une voix étranglée en serrant les poings.
– C’est là toute la différence avec le Christianisme car Jésus-Christ a aboli la loi du talion pour nous donner la loi de la charité : tendre l’autre joue ne veut cependant pas dire qu’il faille mourir, cela signifie avant tout qu’il faut savoir pardonner et secouer la poussière de ses pieds, c’est-à-dire s’en aller, lorsque l’ennemi devient trop agressif. Cela ne nous empêche toutefois pas de prier pour ceux qui sont dans l’erreur, souffla Maroun en regardant charitablement son chapelet.
– Je ne comprends pas vraiment le Christianisme. L’Islam me rassure mais en même temps je sens qu’il y a de la vérité dans le fond de tes paroles. Je suis à la fois édifié par ta sagesse et profondément blessé dans mon orgueil. Je suis touché au plus profond de mon âme, pleura Tarek en se recroquevillant légèrement sur lui-même.
– Beaucoup de musulmans ont un mauvais exemple de la part des occidentaux. En réalité, il ne reste plus beaucoup de chrétiens là-bas. C’est pourquoi les musulmans se réfugient davantage dans l’Islam. Au lieu de leur montrer le bon exemple, les athées vivent selon l’esprit du monde, ils se laissent porter par les plaisirs de la chair, par la vaine gloire humaine. L’athéisme a transformé l’occident en une terre d’homme ingrats, des individus au cœur endurci. L’égoïsme est un cancer qui ronge la civilisation, en quelque sorte. C’est certainement un effet de la divine justice, chose que nous ne pouvons pas comprendre maintenant. Dans tous les cas, nous vivons dans une époque qui annonce de grands bouleversements. Jésus-Christ avait annoncé qu’il y aurait un temps où la terre tremblerait, les guerres se décupleraient et la douleur à venir serait terrible, car ce sont celles de l’accouchement. Nous y sommes presque puisqu’on reconnaît l’arbre à ses fruits : ceux de cette époque sont terriblement mauvais, répondit Maroun en plaçant ses mains dans le dos comme le ferait un maître chrétien.
– Ce que tu dis est vrai. Mon frère Salem est parti habiter en France pendant quelques mois. Il est revenu traumatisé par ce qu’il a vécu. Il s’est davantage réfugié dans l’Islam. S’il avait croisé des chrétiens comme toi, je crois qu’il ne serait pas reparti aussi rapidement, dit Tarek en regardant du coin de l’œil le moine comme s’il avait honte de lui-même.
– Je n’ai pas la prétention de dire que je suis mieux que les autres. Je me contente de répéter que j’aime Dieu de tout mon cœur et que je vois en tout homme un frère. Jésus-Christ est mon guide et il me permet de tenir bon dans les épreuves. Sans cette charité, je serais tombé bien bas et n’aurait plus supporté cette époque. C’est l’amour plénier qui nous fait tenir debout puisque, quoi qu’il puisse arriver, nous gardons l’espoir d’un monde meilleur, souffla Maroun en levant les yeux au ciel.
– Que Allah te bénisse. Ce que j’entends de ta bouche est saint. Qu’il puisse t’agréer lors de ta mort, lança Tarek en s’arrêtant subitement, avant de s’asseoir sur place pour méditer sur leur échange.
– Que la paix soit sur toi. Je prierai pour ton âme, mon frère, répondit Maroun en le bénissant d’un signe de croix. »

Les deux hommes se séparèrent ici, Tarek fut ébranlé dans ses convictions et Maroun reprit tranquillement son chemin. Le calender regarda cet étrange ami s’éloigner doucement. La température commençait à baisser.

Gardons toujours espoir en la charité de Dieu et souvenons-nous que cette vie est une épreuve méritoire pour gagner le paradis : donnons tout l’amour possible en restant dans l’humilité et nous pourrons peut-être toucher le sacré-cœur de Dieu à défaut de connaître sa terrible justice. Dieu vous bénisse et que le Saint-Esprit puisse vous guider vers l’humilité austère, preuve de la vérité en Jésus-Christ.

Stéphane, le 22 septembre 2017

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Les voleurs

Un jeune paysan, habitant d’un gros bourg, avait contracté la mauvaise habitude de voler. Dans son enfance, il se bornait à prendre en cachette chez son père, du pain, du fromage, quelques pommes, quelques noix, etc. Quand il fut un peu plus grand, il se glissait dans les jardins des autres habitants, et enlevait tout ce qu’il pouvait de légumes et de fruits. Bientôt il ne se contenta plus de comestibles, et il en vint jusqu’à dérober à ses parents tout l’argent qui tombait sous la main. Il essaya ensuite d’escroquer à ses camarades et à ses voisins de petites sommes, et il réussit. Cependant il cachait si bien son jeu, que personne ne le soupçonnait.

Il entendait souvent parler chez lui des peines qu’on infligeait aux voleurs quand ils étaient pris. Celui-ci a été pendu, disait-on ; celui-là rompu. Il avait l’imagination remplie de roues et de gibets. Cela l’inquiétait, et l’empêchait de satisfaire librement sa malheureuse inclination. Cependant, comme il avait pris goût au métier, qui lui procurait beaucoup d’agrément, et qu’il avait su jusqu’alors éviter tous les soupçons, il résolut de continuer ; et pour s’affermir dans cette résolution, il se dit à lui-même que toutes ces histoires de voleurs pendus, rompus, n’étaient peut-être que des contes inventés pour effrayer ceux qui seraient tentés de dérober quelque chose ; que pour lui il n’avait jamais vu ni roues ni gibets, et qu’aucun de ceux qu’on disait avoir subi ces supplices n’était revenu en dire des nouvelles. Il commença par douter de la réalité de ces exécutions ; et comme il était de son intérêt qu’elles n’eussent rien de réel, parce qu’alors il pourrait se livrer sans inquiétude à la passion qui l’entraînait, il finit par se persuader qu’il n’y avait en effet ni prisons, ni roues, ni gibets pour les voleurs ; qu’ils n’avaient à craindre que le déshonneur s’ils étaient découverts, et la vengeance des intéressés qui les prendraient sur le fait ; et qu’ainsi, avec de l’adresse et des précautions, on pouvait se contenter impunément. Soutenu par cette persuasion, et comptant sur ses talents et son expérience, il forma de plus grandes entreprises. Il s’associa quelques jeunes gens du bourg, en qui il avait pressenti des inclinations conformes aux siennes, et des dispositions pour le métier. Comme il était imbu des idées vulgaires au sujet de la punition des voleurs, et que la crainte des supplices les arrêtait, il leur assura que c’était un préjugé de leur éducation ; qu’il avait été bercé, ainsi qu’eux, de ces contes puérils, mais qu’il en avait reconnu la fausseté. La cupidité, qui enflammait le cœur de ces misérables, leur fit trouver plausibles les raisonnements de leur docteur : ils les adoptèrent ; et persuadés que le cachot, l’échafaud, la potence, le bourreau, étaient autant d’êtres imaginaires, ils s’animèrent à bien seconder leur digne chef. Celui-ci, après les avoir endoctrinés et exercés pendant un certain temps, les dispersa dans le bourg et dans les environs, où ils déployèrent à l’envi leurs talents. Bientôt on se plaignit de tous côtés de vols fréquents et considérables, dont on ne connaissait point les auteurs. Nos gens avaient pratiqué dans la forêt voisine un souterrain, où ils déposaient secrètement tous les effets volés. Or, une nuit que deux d’entre eux portaient au dépôt le butin qu’ils avaient fait récemment ils furent rencontrés par un habitant du bourg, qui revenait chez lui fort tard, parce qu’il s’était amusé en chemin. Cet homme les reconnut et parut surpris de les trouver ainsi chargés, et à telle heure. Ces scélérats se voyant découverts, craignirent d’être dénoncés et livrés à la fureur des habitants, qui les extermineraient pour se venger de tous leurs vols. Pour prévenir donc ce malheur, ils se jetèrent sur le témoin de leur brigandage, et l’assassinèrent cruellement.

Ce meurtre fit une vive sensation dans le bourg. On se crut environné de voleurs et d’assassins ; on appela la gendarmerie ; on fit partout des perquisitions si exactes, qu’on trouva des indices du crime, sur lesquels les deux meurtriers furent arrêtés. Alors on conjectura que ces misérables pouvaient bien être les auteurs des vols multipliés dont on se plaignait depuis quelque temps ; et comme on connaissait leurs liaisons avec tels et tels (c’était précisément le chef et le reste de la bande), on soupçonna ces tels et tels d’être leurs complices, et l’on jugea à propos de s’assurer de leurs personnes. Les effets qu’on trouva chez eux confirmèrent ces soupçons et conduisirent à d’autres découvertes qui ne laissèrent plus de doute sur la scélératesse et la complicité de ces jeunes gens.

Les voilà donc entre les mains des gendarmes, qui les conduisent, pieds et mains liés, à la ville où leur procès devait leur être fait. On les déposa, en arrivant, dans la prison, où ils furent d’abord mis au cachot. Qu’on se représente leur surprise en se voyant ainsi traités ! Elle augmente tous les jours, à mesure que la procédure avance. Les illusions qu’ils s’étaient formées commencèrent à se dissiper. Ils reconnurent alors la vérité de tout ce qu’ils avaient entendu dire de la punition des malfaiteurs ; et ils ne regardèrent plus les histoires qu’on en racontait, comme des fables inventées pour effrayer les esprits faibles. Enfin, leur conviction fut complète, lorsque après avoir entendu leur arrêt, ils se virent livrés aux bourreaux, qui les conduisirent, la corde au cou, au lieu de l’exécution, où les uns furent rompus, et les autres pendus.

Il est à remarquer que tous, avant de subir leur supplice, avouèrent qu’au milieu de leurs brigandages ils éprouvaient de temps en temps une crainte secrète de la roue et du gibet, et que malgré l’assurance avec laquelle ils protestaient qu’ils n’y croyaient point, il leur revenait quelquefois des doutes inquiétants à ce sujet, mais qu’ils les regardaient comme des restes de leurs anciens préjugés ; qu’ils s’étourdissaient, qu’ils se roidissaient contre eux-mêmes et se faisaient violence pour s’affermir dans leur nouvelle manière de penser.

Ne sera-ce pas insulter grossièrement nos philosophes modernes, que de les reconnaître dans les héros de cette parabole ? Cependant on ne peut s’empêcher d’être frappé de la ressemblance.

Ce jeune paysan qui, pour satisfaire sans inquiétude son malheureux penchant pour le larcin, doute d’abord qu’il y ait, comme on le dit, des gibets et des roues pour punir les voleurs ; et se persuader ensuite qu’il n’en est rien, n’est-ce pas là l’image fidèle d’un philosophe qui, pour se livrer sans remords à ses passions, commence par douter de l’Enfer et des supplices éternels dont la Religion menace les pécheurs, et passe ensuite du doute à la persuasion ? Les raisons dont le paysan s’autorise ne sont-elles pas précisément celles que le philosophe fait valoir ? N’entendons-nous pas tous les jours nos prétendus sages nous dire que l’Enfer est une fable inventée par la politique pour tenir le peuple en bride ; qu’ils n’ont point vu ces gouffres ni ces feux, et que personne n’est revenu en dire des nouvelles ?

Le paysan de la parabole s’associe des misérables aussi mal disposés que lui ; et pour les aguerrir, il commence par leur persuader que la crainte qu’ils ont du gibet et de la roue est un préjugé de leur éducation, dont ils doivent se désabuser. Ainsi, un philosophe lâche de faire des prosélytes ; et pour les rendre dociles à ses leçons, il leur assure que la Religion et toutes ses terreurs sont des préjugés de l’enfance qui doivent se dissiper à la lumière de la philosophie.

Mais comme tous ces voleurs reconnurent enfin, mais trop tard, la réalité des supplices destinés à punir le meurtre et le larcin, lorsqu’ils s’y virent condamnés et qu’ils en éprouvèrent la rigueur, ainsi nos infortunés philosophes reconnaîtront, hélas ! Mais trop tard, qu’il y a un Enfer et des tourments éternels pour les orgueilleux, les voluptueux, les impies, les scélérats de toute espèce, lorsqu’ils se verront engloutis dans ces gouffres embrasés, et livrés pour toute l’éternité à ces flammes dévorantes. Puisse cette parabole leur dessiller les yeux, et leur faire éviter un sort si funeste !

Au reste, ils n’ont qu’à écouter leur conscience ; car, quoi qu’ils en disent, ils ne sont pas plus tranquilles que ne l’étaient nos jeunes paysans. Comme eux ils éprouvent des inquiétudes, des terreurs, qu’ils tâchent de bannir de leur esprit. Ils assurent qu’ils sont convaincus, persuadés, ce qui signifie seulement qu’ils voudraient l’être, qu’ils font tous leurs efforts pour l’être, qu’ils s’imaginent l’être. Mais la preuve qu’ils ne le sont pas en effet, c’est que lorsqu’ils se voient au bord du tombeau, et que Dieu leur fait la grâce de se reconnaître, ils conviennent tous qu’ils n’ont jamais pu s’affranchir entièrement de leurs doutes, ni se rassurer parfaitement contre la crainte de l’avenir, et que l’air de conviction qu’ils affectaient, était démenti par le trouble involontaire de leur cœur.

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La montre (le hasard et l’univers)

Un homme s’avisa un jour de démonter sa montre et d’en séparer toutes les parties ; ensuite il voulut la rétablir dans son premier état, et voici comment il s’y prit. Il commença par bien mêler ensemble les roues, les pignons, les chaînes, les aiguilles, les goupilles, les pivots, les platines, les ressorts de toute espèce ; puis ayant placé la boîte sur une table, il se mit à jeter dedans au hasard toutes ces différentes pièces, selon qu’elles lui tombaient sous la main. Quand il eut fini ses jets, il examina si tout était bien arrangé, et si la montre marchait. Il vit qu’il n’en était rien. Il ne fut point surpris de n’avoir pas réussi du premier coup. Il recommença son opération ; et au lieu de jeter les pièces une à une, il en jeta plusieurs à la fois, tantôt deux, tantôt trois, tantôt davantage ; quelquefois il les lançait toutes pêle-mêle et en bloc. Ces différents essais ne furent pas plus heureux que le premier ; il trouva toujours la même confusion dans la boîte, et nulle apparence de combinaison ni de mouvement. Il ne se rebuta point ; il continua pendant la journée entière cette occupation bizarre, en variant ses jets de mille manières ; mais il ne put jamais venir à bout de placer une seule pièce dans la situation convenable, ou si par hasard elle s’y trouvait une fois, le jet suivant la dérangeait et la portait d’un autre côté.

Lecteurs, vous dites en vous-mêmes : Cet homme était donc fou. Votre conclusion est juste ; oui, c’était un homme dont l’esprit était dérangé. Comme sa folie était paisible, et qu’il ne faisait de mal à personne, sa famille n’avait pas voulu le faire enfermer, et il vivait librement dans sa maison.

Mais si vous jugez que cet homme avait perdu la raison, parce qu’il voulait raccommoder sa montre et en remettre toutes les pièces chacune à leur place en les jetant pêle-mêle dans la boîte, que devez-vous donc penser de ces prétendus philosophes qui soutiennent que le monde entier, le Ciel, la terre, le soleil, les étoiles, les planètes, les éléments, les moissons, les arbres, les fruits, les fleurs, les métaux, nos âmes même, ont été formés par le concours fortuit des parties de la matière ; que ces parties, remuées, agitées sans ordre et à l’aventure, à force de se heurter, de s’accrocher de mille et mille manières, se sont enfin combinées dans le bel ordre où nous les voyons, et que ces mouvements réguliers des astres, cette succession constante des saisons, cette fertilité de la terre, cette fécondité des animaux, ne sont que l’effet d’un heureux hasard, et le fruit d’un moment précieux où toutes les parties de la matière se sont trouvées arrangées précisément comme il le fallait pour produire toutes ces merveilles ? Que devez-vous penser, dis-je, de ces prétendus sages ? Ne vous paraissent-ils pas mille fois plus insensés que l’homme à la montre ? Oui, leur folie surpasse autant la sienne, que la production de l’univers surpasse la reconstruction d’une montre.

Mais est-il, en effet, me demanderez-vous peut-être, des hommes assez extravagants pour avoir de pareilles idées ? Hélas ! Il n’en est que trop. Je ne vous en citerai qu’un, qui s’exprime ainsi en propres termes :
« Pensez que si la possibilité d’engendrer fortuitement l’univers est très-petite, la quantité des jets est infinie ; c’est-à-dire que la difficulté de l’événement est plus que compensée par la multitude des jets. « (Pensées Philosophiques, n°21)

Vous voyez qu’il croit fermement que dans des jets infinis de matière doit se trouver la combinaison de laquelle résulte l’univers. J’aimerais autant dire que si l’homme à la montre, au lieu de n’employer qu’une journée à jeter au hasard des pièces dans la boîte, eût pu continuer à l’infini cet exercice, il aurait eu quelque jour la satisfaction de voir tout-à-coup sa montre parfaitement rétablie dans son premier état, et indiquant exactement les heures. Quel délire !

Mais ces penseurs si profonds ne font pas attention à un point essentiel : c’est que quand il serait possible que dans une infinité de combinaisons se trouvât celle que nous présentent les différentes parties de l’univers ; quand on supposerait qu’un jet de matière ayant donné cette combinaison, un autre jet ne la détruirait pas, tout cela serait insuffisant pour la production de l’univers tel qu’il est. Car il n’y a pas seulement dans l’univers différentes espèces d’êtres rangés dans un certain ordre ; il y a aussi des lois constantes qui maintiennent cet ordre, lois qui règlent les révolutions des astres, lois qui règlent la végétation des plantes, la production des êtres animés, etc. Or, n’est-il pas de la dernière évidence que jamais une loi quelconque ne peut être le résultat des combinaisons de la matière ?

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Le jeune suisse

Le suisse d’un Prince avait un neveu qui vint un jour à Paris pour voir cet oncle, dont il espérait tirer quelque secours. Il était tard lorsqu’il arriva. Le suisse le fit souper avec lui, et s’apercevant que ce jeune homme, qui ne connaissait que les montagnes de son pays, brûlait d’envie de voir les beautés du palais, il le prit par la main et le conduisit dans tous les appartements. Comme le Prince et la Princesse étaient alors à Versailles, il put tout montrer à son neveu ; mais il affecta, pour s’amuser, de le promener partout sans lumière, en sorte que le pauvre jeune homme ne voyait absolument rien. Cependant le suisse lui faisait une description détaillée de toutes les belles choses qui l’environnaient. Cette galerie, lui disait-il, offre aux amateurs une riche collection de tableaux des plus grands maîtres. Elle a tant de croisées, qui donnent sur un jardin immense, décoré de statues et de jets d’eau… Cet appartement est orné des sculptures les plus délicates. Sa tenture est une tapisserie des Gobelins, de la plus grande beauté ; les meubles y sont assortis, et de la forme la plus élégante… Cette cheminée est d’un marbre rare et précieux. Elle est garnie de vases d’albâtre d’une blancheur éclatante. Ici est une pendule qui représente au naturel tous les mouvements des astres, toutes les révolutions du ciel… Là sont des glaces magnifiques, dont la bordure est d’un goût exquis… Ce cabinet est consacré à l’histoire naturelle ; on y voit ce qu’il y a de plus curieux dans la nature, en coquillages, en oiseaux, en insectes, en plantes, en pierres précieuses, en métaux, en minéraux, etc.

Le suisse dépeignait ainsi à son neveu tous les appartements qu’il lui faisait parcourir. Celui-ci lui disait de temps en temps : « Tout cela est magnifique, mon cher oncle ; je n’en vois rien, mais je le crois sur votre parole. »

Quand l’oncle eut achevé le tour du palais, il congédia son neveu, en lui demandant s’il était content.
« Je suis enchanté, répondit-il, de la description que vous m’avez faite des richesses et des beautés que renferme ce palais ; je conçois que la vue en doit être ravissante, et j’attends avec impatience que le jour paraisse pour pouvoir satisfaire ma curiosité, en contemplant à mon aise cette multitude d’objets plus admirables les uns que les autres.
– Hé bien, reprit le suisse, demain matin nous recommencerons notre promenade. »

On peut croire que le jeune homme ne se fit pas attendre : dès que le soleil fut levé il se rendit chez son oncle, et le pressa de s’acquitter de sa promesse. Celui-ci se mit aussitôt en devoir de le contenter. Qui pourrait peindre la surprise, le ravissement, l’enchantement qu’éprouva ce jeune homme quand il vit de ses yeux l’assemblage de toutes ces merveilles de la nature et de l’art ? Quelle impression fit sur lui ce brillant spectacle ! Il aurait voulu être tout yeux, pour jouir à la fois de tous les objets qui s’offraient à lui. Enfin, après un long silence d’admiration :

« Je vous avoue, dit-il, mon cher oncle, que quelque haute idée que j’eusse conçue de toutes les belles choses que vous me décriviez hier au soir, ce que je vois est infiniment au-dessus de ce que je m’imaginais ; et il y a une différence immense entre le plaisir que je goûtais à entendre vos récits, et celui que je goûte à contempler les objets mêmes. »

Nous sommes ici-bas précisément dans la situation où se trouvait notre jeune homme, lorsque son oncle lui détaillait les beautés du palais du Prince sans les lui montrer. La Religion nous fait pareillement les plus magnifiques descriptions des beautés du Ciel, et du bonheur dont nous y jouirons ; nous la croyons sur sa parole : mais quelques brillantes idées que nous puissions nous former de ces beautés et de ce bonheur, combien la réalité ne les surpasse-t-elle pas ! Et de quel étonnement, de quel ravissement, de quels transports d’admiration ne serons-nous pas saisis, lorsque nous entrerons dans ce délicieux séjour, dans ce magnifique palais du Roi des rois ! Quelle immense différence entre l’impression que fait sur nous la plus ferme croyance de ces biens ineffables, et celle que fera leur présence et leur possession !

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Le respect humain

Un jeune colonel, se trouvant sans occupation pendant la paix, eut envie de voyager. Il en demanda la permission au roi son maître ; et, l’ayant obtenue, il partit. Dans le cours de ses voyages, étant arrivé chez une nation peu amie de la sienne, il se trouva un jour dans une situation critique. Il faisait visite à un seigneur chez qui une brillante et nombreuse compagnie était assemblée. La conversation étant tombée sur la politique, on passa en revue tous les souverains de l’Europe ; et quand on en fut venu à celui dont notre officier était né sujet, on se livra à des déclamations indécentes, dictées par une ancienne antipathie, que des événements assez récents avaient encore fortifiée. Le gouvernement, les desseins, les vues, toute la politique du monarque, son caractère même, ses qualités personnelles, ses mœurs, ses goûts, tout le détail de sa vie privée, furent tour à tour l’objet de la satire la plus amère et de la raillerie la plus piquante.

Quel personnage faisait pendant ce temps-là notre colonel ? Il se disait à lui-même :
« Si j’entreprends de défendre mon maître, si je me fâche, si je témoigne de la vivacité, on se moquera de mon zèle, on m’accablera de plaisanteries et de sarcasmes ; je deviendrai le jouet de l’assemblée ; peut-être même serai-je obligé de mettre l’épée à la main et d’exposer ma vie. »

Pour éviter ces inconvénients, il prit le parti de dissimuler. Il n’opposa rien aux traits satiriques et calomnieux qu’on lançait contre son prince : il conserva un air tranquille et serein ; il souriait même de temps en temps, et ajoutait son petit mot, pour ne pas paraître trop aveuglément dévoué à son maître, et se prêter un peu au génie et aux mœurs de ceux avec qui il se trouvait. Sa visite faite, il sortit, bien content de s’être si heureusement tiré de ce mauvais pas.

Cette aventure parvint à la connaissance du roi, qui en fut indigné ; et lorsque cet officier revint à la cour, et osa paraître devant lui, ce prince le traita avec le mépris le plus accablant, et le chassa ignominieusement de sa présence.

Tel est le traitement qu’éprouveront de la part de Jésus-Christ une multitude de chrétiens. Cet Homme-Dieu est notre roi, et nous sommes ses sujets. Nous devons donc nous opposer de tout notre pouvoir à tout ce qui peut l’offenser ; nous déclarer pour lui en toute occasion ; essuyer les désagréments les plus sensibles, plutôt que de paraître souscrire ou seulement acquiescer à quelque chose dont sa gloire puisse être blessée. Combien sont donc coupables tant de chrétiens qui, en mille circonstances, craignent de le paraître, ou affectent même de ne le pas paraître !

Vous vous trouvez dans une société où des incrédules dogmatisent impudemment. Ils attaquent la sainte religion que vous professez ; ils la traitent de fanatisme ; ils la tournent en dérision ; ils n’épargnent pas même, dans leur délire sacrilège, son divin Auteur. Quel personnage faites-vous pendant ce temps-là ? Dans la crainte de passer pour un bon croyant, c’est-à-dire un petit génie, un esprit faible, ou bien un fanatique et un intolérant, si vous osiez contredire ces hommes redoutables et défendre votre religion ; vous vous taisez, vous souriez, vous vous mêlez à la conversation, pour ne pas paraître l’improuver et en être scandalisé… Votre arrêt est déjà prononcé dans l’Évangile. Celui, dit Jésus-Christ, qui aura rougi de moi devant les hommes, je rougirai de lui devant mon Père.

Vous assistez avec quelques-uns de vos amis, de vos camarades, au saint sacrifice de la messe. Vous devriez vous tenir dans une posture humiliée aux pieds des autels, et vous y occuper uniquement de la prière, avec un extérieur modeste et recueilli. Vous le savez, vous le sentez. Mais si vous vous comportiez ainsi, on vous regarderait comme un dévot, un bigot, un superstitieux, et vous exciteriez la risée de vos amis, qui se tiennent debout, regardant, lorgnant à droite et à gauche, causant, riant, badinant entre eux comme s’ils étaient dans une place publique. La crainte d’un si terrible malheur vous empêche de suivre la lumière de votre conscience : vous imitez même ces impies, et vous partagez le scandale qu’ils donnent. Quelle honteuse lâcheté ! Et à quoi devez-vous vous attendre de la part du maître dont vous trahissez si indignement la cause ? Le voici : celui qui aura rougi de moi devant les hommes, je rougirai de lui devant mon Père.

Dans une compagnie où vous vous trouvez, des libertins se permettent des discours obscènes, des équivoques grossières, de cruelles médisances, de noires calomnies. Vous pouvez, par l’autorité que vous donnent votre état, votre place, votre âge, réprimer la licence de ces hommes effrontés, et par conséquent vous le devez. Mais que penserait-on, que dirait-on de vous ? On vous traiterait de scrupuleux, de radoteur, d’homme grossier, impoli, malhonnête, brutal. Vous frémissez à la seule idée de vous voir peint de pareilles couleurs ; et, pour ne pas le mériter, vous vous bornez à garder le silence, sans témoigner même que ces discours vous déplaisent. Prévarication criminelle.

Mais supposons que vous n’avez pas assez d’autorité pour mettre un frein à la langue de ces libertins. Vous pouvez du moins affecter un air sérieux et triste, rester dans un morne silence, et paraître ne prendre aucune part à leurs discours. Mais je passerai, dites-vous, pour un imbécile, si je ne dis mot. Vous ferez voir que vous êtes chrétien, et que vous avez horreur de tout ce qui offense Dieu en blessant la pudeur ou la charité. Tant pis pour ceux qui interpréteront dans un autre sens votre silence ; mais cette crainte ne doit pas vous empêcher de faire votre devoir. Elle vous en empêche cependant ; et pour paraître un homme aimable, qui sait badiner et s’égayer comme les autres, vous riez des propos de vos compagnons, vous les autorisez même par les vôtres. C’est-à-dire que vous rougissez de Jésus-Christ devant les hommes. Ne soyez donc pas surpris qu’au jour du jugement Jésus-Christ rougisse aussi de vous devant son Père.

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La succession manquée

Géronte homme riche et fort âgé, sentant que le terme de sa vie approchait, voulut faire son testament. Il avait vu sa famille s’éteindre successivement et n’avait plus de parents à qui il pût laisser ses grands biens. Il se rappela qu’un de ses anciens amis avait laissé une famille nombreuse ; il choisit un de ses fils pour le faire son héritier. Il lui écrivit de venir à Paris. C’était un jeune homme qui allait se marier et qui avait peu de fortune ; cette succession ne pouvait pas mieux tomber ni venir plus à propos. Cléon (c’était le nom du jeune homme) se rend avec empressement auprès de son bienfaiteur. Celui-ci le reçoit avec de grandes marques d’affection et de bienveillance, il lui confirme ce qu’il lui avait écrit, que son dessein est de l’instituer son légataire universel. Notre jeune homme, après l’avoir entretenu quelque temps, et lui avoir témoigné beaucoup de reconnaissance, le quitta pour aller se promener un peu dans Paris qu’il ne connaissait point. Il revint le soir assez tard et ne vit point Géronte qui était couché et endormi. Le lendemain matin il lui fit une visite assez longue puis il sortit et ne revint que pour dîner. À peine sorti de table, il se remit en course. Il vit beaucoup de curiosités en tout genre. Il alla au spectacle. Il y trouva des personnes de connaissance, qui le conduisirent au café. On le fit jouer, et il ne joua pas heureusement. Il rentra fort tard à la maison. Les jours suivants se passèrent à peu près de la même manière. Mais bientôt ses liaisons s’étant multipliées, le goût des spectacles et la passion du jeu augmentant toujours, ses visites à son bienfaiteur devinrent plus rares de jour en jour ; ensuite il ne fit plus que de courtes apparitions auprès de lui, et il retournait promptement joindre ses compagnons de plaisir, qui l’engagèrent bientôt dans des parties de débauches de toute espèce. Cependant Géronte n’était pas content d’une pareille conduite. Il s’attendait à plus d’égards de la part de quelqu’un dont il faisait la fortune. Il laissait échapper devant ses domestiques certains mots qui marquaient assez sa manière de penser. Ils en avertirent Cléon, et lui dirent que s’il n’était pas plus assidu auprès de leur maître, et s’il ne cultivait pas mieux sa bonne volonté, il pourrait s’en repentir. Cléon promit d’y faire attention. Il se gêna quelques jours pour venir au moins dîner à la maison. Mais bientôt ses différents engagements s’enchaînant l’un à l’autre, il n’eut plus le temps de voir le bon vieillard ; souvent même il passait la nuit hors de chez lui. Géronte irrité d’un pareil procédé et faisant réflexion d’ailleurs que sa succession serait en de mauvaises mains s’il la laissait à un jeune homme qui montrait si peu de sagesse, fit venir un notaire, et, par son testament, il fit les pauvres ses héritiers et légua tous ses biens à l’hôpital général de Paris. Cette opération qu’il avait faite avec humeur, et le chagrin qu’il avait conçu de l’indifférence et de l’ingratitude de Cléon lui causèrent une révolution subite, qui l’enleva en peu de jours.

Cléon était alors tellement emporté par le tourbillon des plaisirs qu’il ne paraissait plus chez Géronte depuis quelque temps. Il y revint enfin un soir et ce fut pour le voir dans la bière et apprendre qu’il n’avait rien à prétendre à sa succession.

Il n’est pas possible de représenter l’impression que fit sur ce jeune homme une nouvelle si inattendue. Il resta d’abord immobile de surprise ; puis revenu à lui-même, et embrassant d’un coup d’œil toute l’étendue de son malheur, il entra dans le désespoir le plus effrayant. Furieux contre lui-même d’avoir manqué par sa faute une si belle fortune, il s’arrache les cheveux, il se mord les bras, il pousse des cris horribles : il fallut le garder à vue toute la nuit, dans la crainte qu’il n’attentât à sa vie.

Mais ce n’est pas tout. Le lendemain, la nouvelle s’étant répandue que Cléon n’héritait pas de Géronte, il se vit assailli par les créanciers de toute espèce qu’il avait faits depuis son séjour à Paris. Après avoir dépensé tout ce qu’il possédait, il n’avait point craint de contracter des dettes que la succession de Géronte devait le mettre en état d’acquitter sans peine. Cette espérance s’étant évanouie, il se trouva dans l’impossibilité de satisfaire ses créanciers, qui le firent conduire en prison.

C’est alors que son désespoir fut au comble. Avoir pu vivre dans l’opulence, dans les honneurs, dans les plaisirs, et se voir réduit à la plus affreuse misère, enfermé dans une prison, sans savoir si jamais il lui sera permis d’en sortit ! Cette réflexion cruelle, toujours présente à son esprit, était pour un tourment insupportable. Accablé du poids de son existence, qui lui était devenue odieuse, il essaya plusieurs fois de se donner la mort. Il n’y réussit pas ; mais le sombre chagrin qui le minait suppléa au fer et au poison, et termina en peu de jours sa triste vie.

Si ce malheureux jeune homme éprouva de si terribles accès de rage et de fureur contre lui-même, pour avoir manqué, par sa faute, une fortune temporelle, et s’être réduit, par sa mauvaise conduite, à une indigence et une captivité passagère, quels sont donc, dans l’enfer, le désespoir et les remords d’un réprouvé, qui a perdu, par sa faute, un bonheur ineffable, infini, éternel, et qui s’est lui-même précipité dans un abîme de maux terribles et interminables ! Pécheurs, considérez attentivement le tableau que cette parabole vous présente. Au lieu de vous assurer par une vie chrétienne la brillante fortune que Dieu lui-même daigne vous offrir, au lieu de cultiver son amitié par votre assiduité à la prière, par votre fidélité à observer sa loi, vous le négligez, vous l’oubliez, vous vous livrez à toutes les vanités, à toutes les folies du monde ; vous ne pensez qu’à satisfaire vos passions, qu’à flatter vos sens, qu’à jouir de tous les plaisirs que vous pouvez vous procurer. Qu’arrivera-t-il, lorsque après votre mort vous vous présenterez pour recueillir cet héritage céleste qui devait vous enrichir pour toujours ? Vous apprendrez, avec le plus affreux désespoir que vous n’avez rien à y prétendre ; et vous vous trouverez chargés de dettes immenses, contractées par vos crimes, pour lesquelles les démons, ministres de la justice divine, vous entraîneront dans les prisons ténébreuses, dans les cachots embrasés de l’enfer, où vous serez sans cesse déchirés par les remords les plus cruels.

Le jeune homme de notre parabole trouva du moins dans la mort la fin de ses maux ; mais vos tourments ne finiront jamais. Il n’y aurait que l’anéantissement qui pût vous en délivrer ; et vous subsisterez éternellement.

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Le calender

Les calenders sont une espèce de religieux mahométans fort communs dans la Perse et dans les Indes, qu’ils parcourent en demandant l’aumône. Un de ces mendiants, étant en voyage, passa par la capitale du royaume de Perse. Il était tard lorsqu’il arriva. Pour se reposer et la passer la nuit, il entra hardiment dans le palais du roi ; et, s’étant établi dans un coin de la salle des gardes, il tira de son sac ses petites provisions, et se disposait à faire son repas, pour s’endormir ensuite, lorsque quelques officiers du prince, l’ayant aperçu, lui demandèrent ce qu’il faisait là et comment il y avait pénétré.
« Ne suis-je pas dans un caravanserai (un caravanserai, en Perse, est à peu près ce que l’on appelle en France une hôtellerie, une auberge) ? Répondit-il. »

Les officiers, choqués d’une pareille méprise, ne lui répondirent que par des insultes et des menaces. Quelques uns même, s’étant détachés, allèrent apporter au roi le propos impertinent de ce misérable. Le prince ordonna qu’on lui amenât. Dès qu’il le vit paraître :
« Tu es bien insolent, lui dit-il avec indignation, de prendre mon palais pour un caravanserai. »

Le calender, sans s’étonner, lui répondit : « Prince, permettez-moi de vous faire humblement une question. Qui habitait dans ce palais avant vous ?
– Le roi mon père.
– Et avant lui ?
– Le roi mon aïeul.
– Et avant cet aïeul ?
– Le roi mon trisaïeul.
– Je ne me suis donc pas trompé. Une maison par où tant de personnes n’ont fait que passer successivement est une véritable caravanserai. »

Appliquons-nous à nous-mêmes cette réponse, et réformons nos idées. Quel est celui de nous qui ne se croirait insulté, si l’on disait que sa maison n’est qu’une hôtellerie ? Cependant rien n’est plus vrai. Combien de personnes ont passé avant nous par les maisons que nous occupons ! Nous y séjournons aujourd’hui, demain nous n’y serons plus, et d’autres nous remplaceront. Le nom d’hôtellerie leur convient donc parfaitement, et nous ne devons nous regarder nous-mêmes que comme des hôtes qui y font un séjour plus ou moins long.

Cette maison, dites-vous, est un héritage que m’a laissé mon père. C’est-à-dire que votre père a passé par cette maison. Vous ne ferez non plus qu’y passer. Ainsi vous n’y êtes, comme lui, qu’un hôte, qu’un passager. C’est la réflexion de saint Augustin : « Hanc domum pater meus mihi dimisit. Hoc est, pater tuus transivit per cum. Sic tu transiturus es : ergo hospes es. »

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Damoclès

Damoclès était un lâche flatteur, qui faisait bassement sa cour à Denys le tyran. Pour se rendre plus agréable à cet usurpateur, il affectait de l’élever au-dessus de tous les monarques de l’univers, et lui répétait sans cesse qu’il les surpassait en mérite, en richesse, en gloire, en puissance, et même en honneur. Le tyran, qui vivait dans des frayeurs continuelles qu’on attentât à ses jours, n’ajoutait pas foi à ce dernier trait de son éloge. Il ne sentait que trop qu’il n’était pas le plus heureux prince de la terre ; et il voulut le faire sentir pareillement à son flatteur. Il ordonna donc un jour qu’on le revêtit de pourpre et de toutes les marques de la royauté. Il le fit asseoir à sa table, et servir comme s’il eût été en effet le maître du royaume. Le festin fut de la plus grande magnificence ; et pendant que les mets les plus délicats flattaient son goût, une musique délicieuse charmait ses oreilles. Il jouissait avec ravissement d’une situation si charmante. Mais tandis qu’il en savourait la douceur, quelqu’un l’avertit de lever les yeux. Que devint-il, lorsqu’il aperçut au-dessus de sa tête une épée nue qui n’était attachée au lambris qu’avec un crin de cheval ! Il pâlit, il frémit, il voulut quitter sa place, mais le roi lui défendit. On continua de lui servir tout ce qui pouvait exciter son appétit ; les musiciens redoublèrent leurs efforts ; et déployèrent toutes les richesses de l’harmonie : mais il ne goûtait plus rien, n’entendait plus rien ; il n’était occupé que de cette fatale épée, qui pouvait à tout moment se détacher et le percer : sans cesse il avait les yeux sur elle. Le reste du temps qu’il passa à table lui parut un siècle, et il ne respira que lorsque enfin il lui fut permis de sortir de cette cruelle position.

Cette cruelle position de Damoclès est la nôtre. La mort tient continuellement sa faux levée sur nos têtes, il n’y a pas d’instant où elle ne puisse nous porter le coup fatal. Comment donc pouvons-nous boire, manger, dormir, rire, nous amuser tranquillement ? Damoclès se montra bien plus sage que nous. Du moment qu’il eut aperçu le glaive menaçant, insensible à tout autre objet, il ne le perdit plus de vue, il se tint continuellement sur ses gardes. Telle devrait être notre conduite. Toutes les richesses, tous les honneurs, tous les plaisirs du monde devraient nous être indifférents ; nous ne devrions penser qu’à prendre de sages mesures, non pas pour éviter la mort, qui est inévitable, mais pour n’en être pas surpris dans un état où elle aurait pour nous des suites funestes. Damoclès voyait, à la vérité, l’épée suspendue sur sa tête, et nous ne voyons pas la mort prête à nous frapper ; mais la raison et la religion ne suppléent-elles pas à cette vue corporelle ? Et le danger continuel où nous sommes d’être surpris par la mort n’est-il pas aussi évident que si nous voyions de nos yeux sa faux redoutable menacer nos têtes.

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Le religieux et le jardinier

Voici un texte majeur du père Bonaventure Giraudeau, à lire, méditer et partager dans ce siècle dénué d’âme et de charité.

Un jardinier était depuis peu au service d’une communauté de religieux. C’était un homme fort entendu dans tout ce qui concernait son art ; mais du reste, c’était un libertin sans religion et sans mœurs. Le prieur ne tarda pas à s’apercevoir qu’on l’avait trompé en lui donnant un pareil sujet. Il aurait pu le renvoyer : il fit mieux ; il entreprit de le convertir, et Dieu bénit ses efforts. Après s’être arrêté plusieurs fois à le voir travailler, et avoir causé familièrement avec lui de différentes choses, pour gagner sa confiance et connaître la trempe de son esprit, voyant qu’il ne manquait pas d’intelligence, il entra un jour en matière, et voici la conversation intéressante qu’ils eurent ensemble.

Le prieur
Il y a longtemps que je suis et que j’observe avec intérêt toutes vos opérations dans notre jardin : savez-vous pourquoi ?

Le jardinier
C’est apparemment que cela vous amuse.

Le prieur
J’y trouve mieux que de l’amusement ; j’y trouve de l’instruction.

Le jardinier
Est-ce que vous avez envie d’apprendre le jardinage ?

Le prieur
Ce n’est pas cela ; mais il me semble que la culture d’un jardin nous offre une image parfaite de la culture de notre âme.

Le jardinier
Comment cela ?

Le prieur
Je veux dire que tous les soins que prend un bon jardinier, pour mettre et entretenir son jardin en bon état, nous représentent ceux que doit prendre un bon chrétien pour la sanctification de son âme.

Le jardinier
J’entends bien maintenant ce que vous voulez dire ; mais je ne vois pas la ressemblance dont vous parlez.

Le prieur
Vous la verrez bientôt plus clairement. Je suppose qu’on vous donne un terrain en friche pour y former un jardin. Avant que d’y rien semer ou planter, vous commencerez sans doute par en arracher les ronces, les épines et toutes les mauvaises herbes dont il est couvert.

Le jardinier
Assurément. C’est la première chose qu’on fait : sans cela, on sèmerait et on planterait inutilement.

Le prieur
Eh bien ! Mon enfant, c’est ainsi que lorsqu’un homme entreprend de devenir vertueux après avoir croupi dans le vice, il faut qu’il commence par arracher de son âme toutes les mauvaises habitudes qui s’y sont enracinées, et qui empêcheraient les semences de vertu d’y germer et d’y fructifier.

Le jardinier
Je commence à vous comprendre : mais je sais bien ce qu’il faut faire pour défricher un terrain, et je ne sais pas comment il faut s’y prendre pour défricher une âme.

Le prieur
Quand tous défrichez un emplacement donné, vous coupez, vous arrachez, vous retournez la terre, vous brisez les mottes, vous les amollissez en les arrosant. De même il faut couper, arracher ; c’est-à-dire se mortifier, se faire violence. Il faut retourner pour ainsi dire son cœur, le briser par le repentir, l’amollir par les larmes de la componction.

Le jardinier
Voilà un langage qui est tout nouveau pour moi.

Le prieur
Lorsque votre terre est bien préparée, vous y semez, vous y plantez des fleurs, des légumes, des arbres fruitiers. De même, lorsqu’un pécheur a purgé son âme des habitudes vicieuses qui l’infectaient, et qu’il l’a ainsi préparée à recevoir les semences des vertus chrétiennes, Dieu, de qui vient tout don excellent, comme dit saint Jacques, les y répand avec abondance.

Le jardinier
Expliquez-moi, je vous prie, quelles sont ces semences de vertu dont vous parlez.

Le prieur
N’avez-vous pas lu dans l’Évangile que la parole de Dieu est une semence ? C’est cette divine parole, lorsqu’on l’entend ou qu’on la lit avec respect et avec attention, qui est dans nos âmes la semence de toutes les vertus : de l’humilité, de la chasteté, de la tempérance, de la foi, de l’espérance, de la charité, de la soumission à la Providence, etc. Combien de pécheurs ont été convertis ou en entendant un sermon, ou en lisant un livre de piété, et sont devenus ensuite de grands saints !

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Les deux chemins

Un voyageur se trouva un jour dans un grand embarras. Deux chemins se présentèrent à lui, sans que rien lui indiquât lequel il devait prendre. L’un de ces chemins paraissait facile et gracieux : c’était un tapis de verdure bordé d’arbres qui formaient un agréable ombrage ; des prairies émaillées de fleurs, des champs couverts de moissons, des coteaux couronnés de vignes offraient une perspective charmante. L’autre chemin, au contraire, n’avait rien que de rebutant : sombre, tortueux, embarrassé de ronces et d’épines, rempli de fange, et rompu en beaucoup d’endroits, sa vue seule détournait de s’y engager.

Notre voyageur, après avoir délibéré quelque temps, se décida pour celui qui lui promettait une route plus agréable. Il était près d’y entrer, lorsqu’un vieillard respectable dont l’air majestueux inspirait la confiance, s’avança vers lui avec précipitation, en lui criant :
« Gardez-vous bien de prendre ce chemin ; vous vous égareriez infailliblement dans ses détours, et vous tomberiez entre les mains des brigands dont il est infesté. L’autre chemin vous épouvante ; il est vrai qu’il est rude et difficile mais il vous conduira sûrement et sans aucun risque au terme que vous vous proposez. »

Que fera notre voyageur ? Doit-il en croire ce vieillard sur sa parole, et contre toutes les apparences ? N’a-t-il pas lieu de craindre qu’il ne veuille le tromper, ou qu’il ne se soit trompé lui-même ? Dans cette situation embarrassante, voici comme il raisonna :
« Le rapport de ce vieillard est vrai ou faux ; s’il est faux, et que je prenne le mauvais chemin qu’il m’indique, peut-être, après m’être fatigué dans une route désagréable et incommode, serai-je obligé de revenir sur mes pas. Je ne risque rien de plus. Mais si son rapport est vrai, en prenant l’autre chemin, je cours évidemment à ma perte. Le parti le plus sûr est donc de suivre l’avis de cet homme vénérable. »

Ce raisonnement le décida. Il s’engagea dans le chemin dont les abords étaient si effrayants, et il eut lieu de s’en féliciter. Deux chemins se présentent pareillement à l’homme pendant le pèlerinage qu’il fait sur la terre : celui de la vertu et celui du vice. Le premier paraît hérissé d’épines, le second paraît jonché de fleurs. Un jeune homme, animé par ses passions naissantes, est naturellement porté à préférer celui qui lui promet le plus d’agrément ; mais au moment où il est près de s’y engager, la Religion fait entendre sa voix, et lui dit :
« Ce chemin qui vous enchante aboutit à un précipice affreux où vous périrez infailliblement : l’autre, au contraire, dont la vue vous effraie, conduit à un séjour délicieux où vous jouirez d’un bonheur parfait. »

Que doit faire ce jeune homme ? Imiter le voyageur de notre parabole, et raisonner ainsi :
« Ou la Religion me trompe, ou elle ne me trompe pas. Si elle me trompe : en suivant le chemin de la vertu, je me gênerai, je me contraindrai, je me priverai pendant la courte durée de cette vie, de bien des plaisirs que j’aurais pu goûter : voilà tout ce que je risque. Mais si la Religion ne me trompe pas : en suivant le chemin du vice, je vais moi-même me précipiter dans un abîme qui m’engloutira sans retour. Quand donc je pourrais douter légitimement si ce que la Religion me déclare est vrai ou faux, le parti le plus sûr pour moi serait toujours de marcher dans le sentier de la vertu. »

Voilà ce que tout homme prudent devrait conclure, même dans le cas d’un doute bien fondé. À plus forte raison devons-nous tirer la même conclusion, nous qui savons avec toute la certitude possible, que tout ce que la Religion nous enseigne est la vérité même.

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La sotte réponse

Une ville était remplie de voleurs, et l’on n’entendait parler tous les jours que de maisons pillées et de personnes assassinées. Chacun tremblait pour soi, et croyait ne pouvoir prendre assez de précautions pour se mettre en sûreté. Il se trouva néanmoins un habitant qui, sans être alarmé de ces effrayantes nouvelles, osa laisser la porte de sa maison ouverte pendant la nuit. Un de ses voisins qui s’en aperçut, s’empressa de l’avertir de ce qu’il croyait un pur oubli ; mais celui-ci le détrompa, et lui dit qu’il savait très-bien que sa porte n’était pas fermée.
« Mais à quoi pensez-vous donc ? reprit le voisin officieux ; ne savez-vous pas que la ville est infestée de brigands, qui toutes les nuits volent et assassinent ?
– Je le sais.
– Comment donc osez-vous vous livrer, pour ainsi dire, à la merci de ces scélérats ?
– J’espère qu’ils ne viendront pas chez moi.
– Vous l’espérez ! Et sur quoi fondez-vous cette espérance ?
– Est-il vraisemblable que dans une ville où il y a dix mille maisons, ils s’adressent à la mienne de préférence ?
– Chacun des habitants qui ont été égorgés et volés, avaient droit de faire le même raisonnement ; cependant les brigands se sont adressés précisément à leurs maisons préférablement à toutes les autres. Tels et tels qui demeuraient dans votre voisinage, ont péri par les mains de ces misérables : ne peut-il pas vous en arriver autant ?
– Assurément ; mais je compte néanmoins qu’ils ne viendront pas chez moi. »

Une pareille réponse impatiente, et met presque en fureur contre celui qui a la sottise de la faire. Cependant tous ceux qui vivent tranquillement dans l’état de péché mortel, ne peuvent pas en faire d’autre pour justifier leur conduite. J’interroge un de ces pécheurs, et je lui dis :
« Vous savez que quiconque meurt coupable d’un péché mortel est réprouvé.
– Je le sais
– Si la mort vous surprenait dans l’état où vous êtes, vous seriez donc perdu pour toujours.
– J’en conviens.
– Comment donc osez-vous rester un seul jour dans cet état ?
– J’espère que la mort ne m’y surprendra pas, et que j’aurai le temps d’en sortir.
– Mais sur quoi pouvez-vous fonder cette espérance ?
– Je suis jeune.
– Tous les jours il meurt des personnes de votre âge.
– Sans doute ; mais je me porte bien.
– Mille gens meurent qui se portaient bien, peu d’heures auparavant.
– Cela est vrai : mais il y aurait bien du malheur si la mort allait me choisir exprès parmi tous mes concitoyens pour me prendre ainsi au dépourvu.
– Ce malheur arrive tous les jours à des personnes qui avaient autant de droit que vous de ne pas s’y attendre. Plusieurs de vos amis, de vos parents, de vos voisins l’ont éprouvé.
– Vous avez raison ; mais je compte cependant que la mort ne me surprendra pas dans l’état où je suis, et que j’aurai le temps d’en sortir. »

N’est-ce pas précisément la réponse de l’homme de notre parabole ? N’est-ce pas la même absurdité de part et d’autre ?

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L’aérostat

Deux hommes se promenaient dans la campagne en s’entretenant des nouvelles du jour. Tandis qu’ils causaient, un aérostat passa au-dessus de leurs têtes. L’un d’eux jeta un cri de joie en apercevant la voiture aérienne. Il y avait long-temps qu’il entendait parler de ces machines ingénieuses, et il avait le plus grand désir d’en voir une. Il était enchanté d’un spectacle si nouveau pour lui, et il invitait son ami à partager son admiration. Mais celui-ci, qui avait la vue courte, promenait inutilement ses regards en l’air de tous côtés ; il n’apercevait rien.
« Vous vous trompez, dit-il à son ami, il n’y a point d’aérostat sur notre horizon.
– Je ne me trompe point, répondit celui-ci, je vois clairement et le ballon et le vaisseau suspendu au-dessous ; je distingue même les deux personnes qui gouvernent la machine.
– Je n’en crois pas un mot.
– Vous m’étonnez, mon ami ; par quelle raison refusez-vous de me croire ?
– Par la grande raison que je ne vois ni ce ballon, ni ce vaisseau dont vous parlez.
– Cette raison n’est pas valable ; permettez-moi de vous le dire.
– Très-valable, assurément ; car enfin j’ai des yeux. Pourquoi la nature me les a-t-elle donnés ? Pour voir tout ce qui est visible. Un aérostat est, sans doute, un objet très-visible : je le verrais donc s’il y en avait un en l’air, comme vous le prétendez : cependant j’ai beau regarder de tous côtés, je n’en aperçois point : donc il n’y en a point en effet.
– Votre raisonnement n’est pas juste, mon cher : la nature vous a donné des yeux pour voir tous les objets visibles, dites-vous : oui, pourvu que ces objets soient à la portée de votre vue. Mais comme votre vue est très-courte, il y a beaucoup d’objets hors de sa portée, qui, conséquemment, ne sont pas visibles pour vous, quoiqu’ils le soient pour ceux qui ont la vue plus longue. Ainsi nous ne voyons pas cet aérostat, parce que, par son élévation, il est au-dessus de la portée de vos yeux ; mais vous devez en croire tous ceux qui, ayant des yeux plus perçants, vous assurent qu’ils le voient. »

Pendant que les deux amis disputaient ainsi, quelques personnes qui passaient auprès d’eux, ayant appris le sujet de leur différent, témoignèrent aussi qu’elles voyaient très-distinctement la machine aérostatique. Mais toutes ces affirmations ne furent pas capables de convaincre notre homme : il s’en tint toujours à son raisonnement.
« Vous vous trompez tous, dit-il, ou vous voulez me tromper. S’il y avait un aérostat en l’air, je le verrais, puisque j’ai des yeux. Je ne vois point ; donc il n’y en a point. »

Lecteurs, vous avez pitié d’un pareil raisonnement. C’est cependant celui des prétendus philosophes au sujet des mystères de notre sainte Religion. Oui, c’est ainsi que raisonnent ces esprits forts, ces génies supérieurs, ces sages par expérience ; car, demandez-leur pourquoi ils refusent de croire, ils vous répondront, comme notre homme à la vue courte :
« Parce que nous ne les comprenons pas. La raison, l’intelligence dont nous sommes doués, ajouteront-ils, nous a été donnée pour nous éclairer et nous guider. C’est à cette lumière que nous devons tout examiner. Par conséquent tout ce que cette lumière ne nous découvre pas, nous avons droit de le rejeter comme une illusion et une chimère. Or, la lumière de notre raison ne nous découvre point les mystères du Christianisme : donc ces prétendus mystères sont autant de chimères et d’illusions. »

Que répondre à des raisonnements de cette force ? Ce que l’homme sage de la parabole répond à son ami :
« Votre raison ne vous découvre pas les mystères du Christianisme, parce qu’ils sont au-dessus de la portée de votre raison ; mais ils n’en sont pas moins réels, et vous devez en croire Dieu, qui est lui-même le sujet de ces mystères, et qui vous les révèle. Il en est de notre raison, qui est notre vue spirituelle, comme de notre vue corporelle. La vue corporelle est plus ou moins étendue dans les différents individus ; la vue spirituelle, ou la raison, l’est pareillement. Un homme fait, comprend ce qu’un enfant ne comprend pas. Un géomètre voit clairement des vérités qui paraissent des paradoxes ou même des absurdités au plus savant homme qui n’est pas versé dans les mathématiques. Un génie transcendant a des lumières supérieures à celles des esprits d’une moindre trempe. Mais dans tous les hommes, sans exception, cette raison est nécessairement finie, et renfermée dans certaines bornes. Si donc il se trouve des objets qui soient placés au-delà de ces bornes, il est évident qu’elle ne peut pas y atteindre ; de même que nos yeux ne peuvent pas apercevoir les objets qui se trouvent hors de leur sphère de vision. Or il est, en effet, des objets qui sont placés bien au-delà des bornes de la raison humaine ; et ce sont les mystères de la Religion, ces mystères qu’on peut appeler les secrets de la Divinité, et qui participent essentiellement à son infinité. Mais quoique ces mystères surpassent infiniment notre faible intelligence, nous n’en devons pas moins les croire fermement sur la parole de celui qui nous les atteste, qui est Dieu lui-même ; de même que l’homme qui ne voit pas l’aérostat à cause de la faiblesse de sa vue, doit néanmoins croire sa présence, sur le témoignage de ceux qui ont de meilleurs yeux que lui, et qui le voient. »

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