Mémoires du Curé de Versailles
Introduction de Georges Girard
En 1757, dans la préface de ses Mémoires pour servir à l’histoire de Madame de Maintenon, La Beaumelle, indiquant fort honnêtement les manuscrits inédits qu’il avait eu la bonne fortune d’utiliser pour la rédaction de son ouvrage après les souvenirs et mémoires de Madame de G…, et de P…, de Melle d’Aumale, du sieur Manseau, de l’Abbé Pirot et du marquis de Dangeau, citait enfin :
« Les mémoires de Monsieur Hébert, d’abord curé de Versailles, ensuite évêque d’Agen, toujours mêlé dans les affaires de l’église et toujours instruit de celle de l’État. Ce prélat jouit pendant vingt ans de la confiance de Louis XIV et de celle de Madame de Maintenon. Retiré dans son diocèse, il écrivit les derniers événements dont il avait été témoin avec l’exactitude d’un homme qui avait tout vu et avec la liberté d’un homme qui n’écrivait que pour lui-même. M. des M… est propriétaire de l’original et mérite de l’être : il en prépare une édition fidèle et enrichie de notes. Les curieux avoueront qu’on ne pouvait leur faire de plus agréable présent ni le faire avec plus de goût. »
Les curieux en furent hélas pour leur attente. L’édition de M. des M… ne vit pas le jour, pour comble de malheur le manuscrit disparut et ces Mémoires finalement ne furent pas autrement connus que par les extraits très brefs que de-ci, de-là en donna La Beaumelle : assez pour allécher, trop peu pour satisfaire.
Or la seule personnalité de l’auteur eût suffit à leur donner de l’intérêt.
Qu’était-ce donc que ce François Hébert ?
François Hébert, né à Tours en 1651 et destiné aux ordres dès son enfance, fut élevé à Saint-Lazare par un ami de sa famille, Monseigneur Abelly, prélat connu par son opposition au jansénisme.
C’est peut-être à l’influence de celui-ci qu’il dût d’être choisi tout jeune pour des postes de confiance dans les diocèses fortement entachés de jansénisme. Il débuta en effet à vingt-trois ans comme professeur de théologie au séminaire de Sens et en 1677 il était nommé, après la mort du fameux évêque Nicolas pavillon, supérieur du séminaire d’Aleth, puis de celui d’Arras. Il ne devait quitter cette dernière charge qu’en 1686 pour la cure paroissiale de Versailles.
Le poste était alors nouveau. Jusqu’en 1678, la population de Versailles avait été très réduite et une simple église rurale avait suffi aux besoins du culte. Mais lorsque le Roi installa définitivement la Cour au château, l’agglomération versaillaise se développa rapidement et il fut nécessaire de la doter d’une église paroissiale convenable. Mansard fut chargé de la construire ; elle venait en 1686 d’être livrée au culte quand M. Hébert prit possession de sa charge de curé.
Il devait occuper de 1686 à 1704. Comptez : dix-huit années, qui sont les plus belles du règne de Louis XIV, celles où le Roi Soleil donne tout son éclat, celles de la splendeur et de la gloire.
En 1704, François Hébert fut élevé à l’épiscopat et quitta Versailles pour Agen, où il devait mourir. Mêlé à toutes les grandes affaires ecclésiastiques qui troublèrent les premières années du dix-huitième siècle, il n’eut cependant pas à faire figure de grand prélat de combat. Le gouvernement de ses ouailles l’occupa par-dessus tout et il s’en acquitta de telle sorte que son souvenir demeure dans le diocèse d’Agen. Il mourut le 21 août 1728.
Tel était l’homme. Il eut dans sa vie une chance : ce ne fut pas d’être évêque d’Agen, ce fut d’avoir était curé de Versailles et à l’époque que nous avons dite. Il aurait aussi bien pu être curé de Notre-Dame de Paris, de la cathédrale de Reims ou de Saint-Aignan d’Orléans, il n’aurait pas connu grand-chose du siècle.
À Versailles, les obligations même de son ministère l’amenèrent à la fréquentation quotidienne des plus hauts personnages de royaume, l’introduisirent dans l’intimité de Madame de Maintenon et du Roi. Dans ces conditions, il est aisé de comprendre que, par ses fonctions vivant en marge d’elle et échappant néanmoins à toutes ces intrigues, il fut mieux placé que quiconque pour observer et connaître la Cour, apprendre ses plus graves secrets, être au courant de ses plus petits potins.
Que plus tard à Agen, dans la quiète solitude de son palais épiscopal, il ait trouvé quelque plaisir, mélangé peut-être d’une pointe de regrets, à remuer les souvenirs de son éblouissant passé et se soit distrait à les fixer sur le papier, il ne pouvait rien nous arriver de plus heureux.
Rien en vérité (le faible écho qu’on en trouve dans La Beaumelle en témoigne suffisamment), si toutefois nous avions eu la chance de conserver son manuscrit.
Or celui-ci est perdu et bien perdu puisque à ce jour on ne l’a pas encore retrouvé.
Je sais bien qu’en 1883 l’inventaire sommaire du Fonds France : Mémoires et Documents des Archives du Ministère des Affaires étrangères signalèrent l’existence du manuscrit de François Hébert. C’est exactement, comme on peut le vérifier, dans le volume n°1182 de ce fonds, entre l’indication de « Minutes et Mémoires des expéditions de la secrétairerie d’État de Monsieur de Torcy » et de « Mémoires sur les finances et le commerce », et le document figure sous cette rubrique : « Mémoires de François Hébert, curé de Versailles, puis évêque d’Agen. »
Donc, dès 1883, l’existence du manuscrit tant regretté était révélée au public. Il ne fut cependant déterré que beaucoup plus tard et le mérite de cette exhumation revient au distingué érudit agenais, biographe de François Hébert, qu’est Monsieur le Chanoine Durengues.
Après publication par celui-ci de quelques extraits des Mémoires d’après le volume des Affaires étrangères dans la Revue de l’Agenais, publication très fragmentaire et tournant beaucoup trop souvent à l’analyse sommaire, mais abondamment commentée, il m’a paru que l’œuvre de Monsieur Hébert méritait mieux et qu’au moins de très larges parties valaient d’être soumises au public sans coupures et sans commentaires.
Ce que je fis à deux reprises différentes dans la Revue de France, et je dois ici exprimer mes remerciements à Monsieur Marcel Prévost pour l’accueil qu’il fit au « Curé de Versailles ». Le public a chaleureusement ratifié l’hospitalité qu’il nous offrit alors ; sur ce point au moins j’étais sûr de ne pas me tromper.
Aujourd’hui que je présente en leur entier les Mémoires de François Hébert, ou du moins ce qui nous en est parvenu par le manuscrit des Affaires étrangères, mon premier devoir est de prévenir que ce manuscrit n’est pas l’original vu et consulté par la Beaumelle et que ce n’en est qu’une copie certainement incomplète. Bienheureuse copie, d’ailleurs, puisqu’elle nous a sauvé la plus grande partie de cette œuvre de premier plan.
Le document conservé aux Archives des Affaires étrangères et qui n’est pas de la main de Monsieur Hébert porte le titre suivant :
Manuscrit de Monsieur Hébert, curé de Versailles, nommé à cette cure en 1686 et fait depuis évêque d’Agen. Commencé le 2 juillet 1710 et fini au commencement de 1711.
On est fondé à croire par plusieurs passages précis du texte que ces dates marquent l’époque de la rédaction et non de la copie.
Matériellement, les Mémoires se présentent sous forme de 66 feuilles in-folio (numérotées 189-254).
À l’exception de la dernière, ces feuilles sont couvertes au recto et au verso d’une écriture menue et plutôt serrée. La dernière n’est écrite qu’au recto et se termine sur une phrase inachevée. À l’intérieur du manuscrit, il n’y a aucune solution de continuité.
Qui nous fait dire que ce document (dont nous ignorons d’ailleurs si jamais il a été autographe) n’est pas l’original ?
Simplement la lecture de l’ouvrage de La Beaumelle et de ses notes de bas de pages.
D’abord une remarque et qui semblerait infirmer notre conviction. Le manuscrit des Affaires étrangères, nous venons de le dire, est inachevé ; celui qu’a vu La Beaumelle l’était également. Il nous le dit expressément et dans une de ces notes précisément (livre X. chap XXII)… « Monsieur l’évêque d’Agen dit que cette disgrâce (de Fénelon) produisit des raisonnements infinis et promets d’en parler dans la suite de ses mémoires. Mais cette suite est perdue. »
Alors ? Eh bien, cela ne prouve qu’une chose, c’est que le manuscrit était déjà incomplet du temps de La Beaumelle. Mais il l’est encore plus aujourd’hui, et c’est facile à vérifier.
Toutes les fois en effet que La Beaumelle l’a utilisé, il a mis en note cette référence : « Manuscrit d’Hébert » ou « Mémoires de l’évêque d’Agen ».
Dans ces conditions, il y a une chose bien simple à faire : relever les passages ainsi soulignés et vérifier si on les retrouve dans le manuscrit des Affaires étrangères. Or, on en retrouve beaucoup, on en retrouve même la plus grande partie, mais on ne les y retrouve pas tous, preuve que nous n’avons qu’une partie de la copie de l’original.
Mais il y a mieux et Monsieur Durengues l’a très justement observé : les notes de l’ouvrage de La Beaumelle nous donne des précisions intéressantes sur l’original. Si en effet beaucoup d’entres elles restent imprécises (« Mémoires de l’évêque d’Agen »), certaines portent de précieuses indications de pagination sur lesquelles il convient de s’arrêter un peu.
Le manuscrit des Affaires étrangères, je le rappelle comporte 66 feuilles in-folio, soit 131 pages d’une écriture assez serrée, surtout vers la fin.
Prenons-y un épisode qui forme un tout, qui soit facile à reconnaître et à identifier : celui par exemple des représentations d’Esther à Saint-Cyr.
Il est résumé par La Beaumelle dans son tome III (p. 183-187) et celui-ci libelle ainsi sa référence : « Mémoires manuscrits d’Hébert, évêque d’Agen, depuis la page 212 jusqu’à la page 237 ».
Consultons le manuscrit des Affaires étrangères. L’épisode en question est relaté du milieu ou environ de la page 59 au milieu de la page 64.
Ce qui fait qu’en chiffres ronds une page de la copie correspond à cinq pages de l’original.
Or, La Beaumelle cite du manuscrit original jusqu’à la page 799. En supposant que l’original abondamment compulsé s’arrête aux environs de la 800e page, et cinq pages de celui-ci représentant une page de la copie, c’est une multiplication, une soustraction et une division qu’il suffit de faire pour constater qu’il manque à la copie environ et au moins 29 pages.
Faut-il entendre que toutes ces pages sont forcément postérieures à la coupure du folio 66 du manuscrit des Affaires étrangères ? C’est vraisemblable. Mais au reste, ce sont là discussions d’intérêt relatif. Ce qu’il faut retenir et ce qu’il convenait de dire, c’est :
1. Que le manuscrit des Affaires étrangères n’est pas l’original des mémoires de Monsieur Hébert, consulté et utilisé par La Beaumelle ;
2. Que, par rapport à celui-ci, il présente des lacunes certaines ;
3. Qu’en dépit de ces lacunes il n’en reste pas moins un document authentique de premier ordre sur la Cour de Louis XIV et les affaires religieuses du temps.
On en trouvera pour la première fois ci-dessous le texte complet. Il paraît qu’il y avait quelque témérité à le publier entièrement : il ne m’a pas déplu de le faire alors. Aussi bien, ce document a déjà donné lieu à trop de controverses pour que public ait droit à autre chose que des commentaires et des réfutations passionnés. Je lui livre le texte entier : il jugera.
Il est peut-être superflu d’indiquer que ce texte étant naturellement d’un seul jet, toutes les coupures en chapitres et sous-rubriques qui y ont été pratiquées pour le rendre plus accessible au lecteur moderne, l’ont été par moi. Enfin, j’ai tenu à le compléter en publiant en appendice les passages des Mémoires cités par La Beaumelle et dont il n’a pas été retrouvé trace dans la copie des Affaires étrangères.
Tel qu’il nous est parvenu, le manuscrit de François Hébert se divise en gros en deux parties d’importance fort inégale : la première et la plus courte, qui est une sorte de recueil d’anecdotes, de « choses vues » comme nous dirions aujourd’hui, sur la Cour et le Roi ; la deuxième consacrée à l’histoire vécue des grandes questions religieuses du temps (protestantisme, jansénisme, quiétisme).
L’une et l’autre présentent le plus grand intérêt. Et d’abord du fait même de l’auteur, qui est un conteur prenant. Nous défions en effet quiconque a le goût du passé et du document « vivant » de lire sans intérêt les anecdotes du bon curé et son tableau de la Cour.
Le témoignage qu’après tant d’années il nous apporte a cette valeur qu’il n’est pas le témoignage d’un courtisan, mais d’un prêtre d’une moralité grande, ayant en tout cas une très haute idée de ses devoirs de prêtre et qu’impressionnaient peu la fréquentation et les mœurs des grands de ce monde. Ses souvenirs ont cet accent qui ne trompe pas de la sincérité et de la sérénité. C’est que jamais il ne se laissa éblouir par l’éclat du siècle, qu’il eut, on le verra, une vision très aigüe des choses et des gens et, ne perdant jamais son franc-parler, eut encore le mérite et l’habileté de savoir toujours se tenir à sa place.
C’est sans doute à cette attitude qu’il doit la bienveillance personnelle de Monsieur de Saint-Simon, à l’ordinaire fort monté cependant contre « ces cagots abrutis de barbichets des missions qui ont la cure de Versailles. »
Il est bien évident que les spectacles qu’ils avaient journellement sous les yeux n’étaient pas faits pour l’édifier : s’il en a dénoncé le scandale avec sincérité et peut-être quelque brutalité, il n’y a pas à s’en étonner, et c’est tout à son honneur. Les faits qu’il rapporte, il les a vus, et, n’écrivant pas pour le public mais pour lui-même, il ne s’est soucié de dire que ce qu’il a vu. Il n’est que juste de reconnaître qu’il ne le fait pas sans verve.
Quant à son témoignage sur les affaires religieuses du temps, il paraît presque ridicule d’en vouloir signaler l’importance. Déjà intéressant sur les protestants et sur les rapports du Roi et du Pape, il devient passionnant dès qu’il aborde l’affaire de la querelle janséniste. Ses pages sur Port-Royal, sur Racine, sur Boileau, sur Saint-Cyr, sur les Jésuites apportent une contribution nouvelle à l’histoire d’un temps qui n’a pas fini de solliciter notre curiosité, notre appétit de savoir, notre goût de connaître.
L’intérêt des Mémoires de François Hébert atteint son point culminant dans les derniers chapitres, ceux qui ont trait à la grande querelle Bossuet-Fénelon. Mieux placé que « d’autres qui ne l’ont su que par ouï-dire et sur la foi d’autrui », lui qui a assisté au premier rang à toutes les phases de la rencontre, par-delà les siècles, nous apporte aujourd’hui son témoignage. Il est accablant.
À ce propos, je dois avouer une erreur. Lorsque je publiai ces pages dans la Revue de France, j’avançai audacieusement que le quiétisme et les querelles qui en naquirent ne passionnaient vraiment plus personne aujourd’hui. Je n’ai nul embarras à reconnaître que je me trompais lourdement et on me l’a bien fait voir, aux lecteurs de la Revue également.
Il est de fait que j’avais été singulièrement imprudent. Imaginez-vous que, connaissant très superficiellement cette question, j’avais eu la volonté de me documenter sur elle et, entre autres lectures, ayant fait pour la première fois celle de ce livre prodigieux qu’est l’Apologie pour Fénelon, j’avais eu l’audace de dire :
1. Que le témoignage d’Hébert confirmait absolument les conclusions de l’ouvrage de Monsieur Bremond ;
2. Que j’éprouvais une certaine admiration pour un historien dont la thèse rédigée alors que ce document capital n’avait pas encore été exhumé recevait de lui une si éclatante confirmation.
Ce sont là des choses qui, dans un certain milieu, ne peuvent évidemment se pardonner.
Le R.P. Dudon, rédacteur aux Études, me le prouva bien. Mis personnellement en cause par lui et de la façon la plus désobligeante, je me promettais de répondre à mon heure. Mais, plus prompt à venger les injures de ses amis que les siennes propres, Monsieur Bremond me devança. Et ce fut les 1er mais et 1er septembre 1926 pour les lecteurs de la Revue de France un régal de haut goût, pour le R.P. Dudon lui-même la leçon, qu’il n’avait que trop méritée et que seul un maître pouvait lui donner aussi définitivement, de courtoisie, de critique, de style et plus encore d’équité. Que Monsieur Bremond veuille bien trouver ici la nouvelle expression de mes vifs remerciements.
Georges Girard.
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